28 ans pour décarboner les Hauts-de-France
2050 est la nouvelle frontière des experts du climat pour éviter l'emballement de la température terrestre. Atteindre la neutralité carbone à cette échéance est un défi colossal. Chez nous encore plus, avec une économie très carbonée, entre Arcelor, les « électro-intensifs », les transports, les logements, dans une région très peuplée. Derrière le trop médiatique véhicule électrique, une révolution plus importante est en route sur les procédés industriels et le grand remplacement énergétique. La région fourbit ses armes.
28 ans. A l'échelle humaine, c'est une génération ; à celle de la planète, pas même un grain de poussière. C'est le mince délai que les experts nous accordent pour atteindre la neutralité carbone en 2050 et éviter des dérapages irréversibles. Avec un objectif européen intermédiaire en 2030, le «fit to 55», c'est à dire une réduction de 55% des émissions par rapport à 1990.
« Il y avait dix aléas climatiques par an sur la planète entre 1900 et 1910. Ils sont 350 aujourd'hui ! on a touché les limites et la fin d'un modèle, il faut se bouger ». Pour Hervé Pignon, directeur régional de l'Adème, le temps presse. L'agence est du reste l'un des bras armés de l'Etat pour passer la surmultipliée sur ce sujet capital et transverse, qui va des passoires thermiques aux énergies renouvelables en passant par la mobilité des biens et des personnes. Le Nord-Pas-de-Calais avait anticipé avec sa politique de troisième révolution industrielle rev3, engagée de façon pionnière à l'échelle de toute une région, avec Jeremy Rifkin à l'époque.
Une facture de 4 milliards pour Dunkerque
Si la prise de conscience est ancienne, les enjeux n'en sont pas moins énormes pour notre région, encore très industrielle et très consommatrice d'énergie. Avec en perspective une taxation carbone en forte hausse, mais aussi l'inflation des prix de l'énergie. Il y a quelques semaines, le nouveau patron du géant des arts de la table Arc, Nicholas Hodler, estimait à 70 M€ le surcoût des hausses des matières premières (dont l'énergie, son premier budget) pour 2022.
Dans le même temps, l'aciérie électrique de Saint-Saulve Ascoval, désormais propriété de Saarstahl, annonçait transférer sa production locale vers les hauts fourneaux allemands pour cause d'envolée des prix de l'électricité avant de finalement se raviser sous la pression. Aluminium Dunkerque a lui de son côté dû réduire la voilure.
Sur le seul territoire de Dunkerque, le plus émetteur de CO2 en France, les acteurs locaux estiment à près de 4 milliards d'euros la facture de la décarbonation, sans même parler du renouvellement de la centrale nucléaire de Gravelines. Car faire passer une Pme de service à l'électricité verte ne pose guère de difficultés. Mais comment opérer pour des hauts fourneaux fondés sur l'énergie du charbon ? Des réponses existent, à base de gaz d'abord et d'hydrogène demain, mais l'ampleur des moyens à déployer est spectaculaire : pas moins de 10 mds € d'ici à 2030 pour ArcelorMittal en Europe, dont la moitié espérée en subventions. Il faudra encore 15 à 40 mds € pour arriver au zéro carbone, estimait récemment Eric Niedziela, chargé de la décarbonation du sidérurgiste en Europe. Le premier ministre Jean Castex est du reste venu à DUnkerque le 3 féverier pour annoncer un grand plan français de décarbonation de l'industrie et un premier investissement de 1,7 milliard d'euros chez ArcelorMittal pour ses cinq hauts fourneaux de Dunkerque (3) et Fos-sur-Mer (2).
Capter un million de tonnes de CO2 par an
Une premier projet de démonstrateur, sous le nom de DMX, a été lancé dès 2019 avec 10 autres industriels dont Total pour capter 500 kilos par heure de CO2 issus des gaz sidérurgiques. Une misère. Mais dans le viseur des industriels se profile en fait une unité de captage de grande envergure, toujours chez Arcelor Dunkerque qui, cette fois, pourrait récupérer 125 tonnes à l'heure, soit plus d'un million de tonnes par an. L'étape suivante, elle aussi très ambitieuse, serait d'implanter sur la plaque Dunkerque-Mer du Nord une plateforme capable de conditionner, transporter et stocker quelque 10 millions de tonnes de CO2 par an, à l'horizon 2035. « L'énergie est très capitalistique, elle demande du temps, il faut de la taille réelle, ça ne se fait pas en laboratoire », décrypte Jean Gravelier, directeur général de Polenergie et délégué régional de la filière hydrogène. L'hydrogène est précisément l'une des voies les plus prometteuses pour réussir la transition : son utilisation ne génère que de l'eau. Mais son défaut majeur est que sa production exige de grosses quantités d'énergie. La recherche et l'innovation avancent à grand pas, y compris en région avec des start up prometteuses (lire p.16-17) tandis que beaucoup voient dans l'hydrogène une solution pour résoudre la quadrature du cercle de l'intermittence des énergies renouvelables. Dans ce domaine, les investissements se poursuivent à haut régime. Biogaz, éoliennes terrestres, bientôt maritimes à Dunkerque, méga-fermes solaires : le rythme est élevé. Le soutien du nucléaire en arrière-plan face à l'intermittence reste donc essentiel en attendant des solutions nouvelles demain. Une réalité que souligne la situation de cet hiver : 17 tranches nucléaires étaient à l'arrêt en décembre, compensées par l'énergie importée notamment des centrales thermiques allemandes, au bilan carbone désastreux.
L'autre vecteur de décarbonation est la sobriété et l'efficacité énergétique, qui inclut aussi l'économie circulaire, moins gourmande en matière. Mais force est de constater que la consommation électrique a encore vocation à monter en flèche. « Elle s'accroît dans nos différents scénarios car elle est vecteur de décarbonation », explique Hervé Pignon, pour l'Adème. Sur le seul bassin de Dunkerque, les prévisions d'augmentation de consommation donnent le vertige. On parle de milliers de mégawatts supplémentaires...
10 feuilles de route sectorielles
Pour anticiper et accompagner cette grande mutation, la France a adopté une stratégie nationale bas carbone, pilotée par l'Adème. Avec une déclinaison à travers dix plans de transition sectoriels (PTS), correspondant aux secteurs industriels fortement carbonés. « La région est concernée par les 10 », précise Hervé Pignon. Ces feuilles de route doivent dessiner des horizons de décarbonation d'ici à 2050, tout en identifiant les besoins d'investissement, l'impact sur les coûts de production et les emplois, entre autres. Le ciment a déjà expérimenté la méthode, suivi désormais par la sidérurgie, la chimie et l'aluminium. Le sucre, le papier-carton et le verre sont également au programme dès 2022. L'Etat va aussi mettre sa patte, en développant des zones industrielles bas carbone, plus spécialement pour les zones énergo-intensives et/ou très émettrices, et favoriser les projets d'écosystèmes industriels, à l'instar de la récupération de la chaleur fatale. Autant de sujets très techniques, souvent limités à quelques acteurs, et qui échappent largement à l'opinion, généralement concentrée sur le seul essor du véhicule électrique ou sur les excès de l'éolien. Or le défi est capital, les investissements énormes, le risque tout autant. Si le poids des normes européennes est trop lourd, ne risque-t-on pas de voir des industriels produire ailleurs ? En 2021, la production de charbon dans le monde a battu un record, offrant une énergie très bon marché. Si les technologies choisies s'avèrent erronées ou en décalage, le prix à payer ne sera-t-il pas insurmontable ? Questions légitimes sans doute mais, qui ne gomment pas l'urgence de la situation non seulement environnementale mais aussi économique.
« Si on ne décarbone pas, l'industrie mourra, les banques arrêteront de prêter, les consommateurs arrêteront d'acheter. C'est en décarbonant qu'on créera les emplois de demain », résume Jean Gravelier, directeur de Polenergie. Autant que ce soit chez nous.
Le biométhane, des ambitions fortes mais contrariées
La région Hauts-de-France a voulu très tôt se positionner comme un territoire leader en Europe du biométhane*. Avec de vrais résultats puisqu'elle compte d'ores et déjà 58 unités opérationnelles, une soixantaine en cours de réalisation, et autant dans les tuyaux. A raison de 6 M€ en moyenne par unité – sans compter l'investissement du réseau- , avec 3 à 4 emplois à chaque fois, l'enjeu est important. La filière, émergente, n'a que dix ans. Fortement soutenue par les pouvoirs publics à ses débuts, elle l'est de moins en moins : réduction des tarifs de rachat, durcissement des conditions d'installation, les signaux ne sont guère encourageants. L'arrêt précoce du soutien à la filière solaire il y a quinze ans a signé sa fin. Est-ce le sort promis à la filière biométhane, malgré le caractère très vertueux de cette économie circulaire ? Les acteurs du secteur se veulent malgré tout confiants, notamment du fait de l'obligation imposée par l'Etat aux fournisseurs de gaz d'introduire une part croissante de biogaz. L'innovation à l'oeuvre laisse aussi augurer de belles perspectives en matière de méthanation pour générer des gaz de synthèse, comme de l'hydrogène. Reste que, si d’autres filières comme les batteries automobiles bénéficient d'un soutien très puissant des autorités, les acteurs du biométhane aimeraient eux aussi un engagement solide.
« Ce qui me gênerait est qu'à force d'être frileux, on achèterait du biogaz fabriqué aux Etats-Unis ou en Russie. c'est qu'on serait passé à côté de quelque chose », lançait Jean Jacques Dubois, Président de l’Association Française du Gaz-Hauts-de-France, lors de la dernière journée du Corbi (collectif régional biométhane) à Saint-Quentin, en décembre. La filière a profité de cette rencontre pour réaffirmer ses ambitions à l'horizon 2025 à travers un « manifeste Corbi » : réinjecter 3 TW/h dans le réseau régional, soit l'équivalent de 500 000 logements basse consommation ; promouvoir trois projets innovants dans différents domaines (optimisation des procédés, valorisation des co-produits, gaz de synthèse... ; structurer la filière en professionnalisant les porteurs de projets ; créer un observatoire pour évaluer les retombées de la filière
*Le biométhane est un gaz 100% renouvelable produit à partir de déchets de l'industrie agro-alimentaire, de la restauration collective, agricoles et ménagers, ou encore de boues de stations d'épuration
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