Défaillances : 2020 en trompe l'oeil, lame de fond probable en 2021

Le président réélu du tribunal, Eric Feldmann, s'attend à une lame de fond de défaillances à partir du second semestre et jusqu'en 2022. Pour lui, le rôle du" juge commissaire du XXIe siècle" doit désormais aller jusqu'à l'accompagnement des changements de modèle économique des entreprises en difficulté.

 

Séance solennelle au tribunal de commerce de Lille Métropole le 9 janvier, au pied de la tour Mercure à Tourcoing. Après des réquisitions de la procureure de la République Carole Etienne, marquées par un vibrant appel à renforcer la prévention et l'anticipation en matière de justice commerciale, Eric Feldmann, réélu pour un nouveau mandat à la tête de la juridiction, a dressé le bilan de l'année écoulée.

Une «bien ténébreuse année » selon lui, paraphrasant Balzac : le stop and go permanent des confinements et déconfinements pour suivre les évolutions de la pandémie a mis à mal le tissu économique. «Peut-on imaginer l'extrême détresse, l'extrême sentiment d'être interdit de travailler, l'incertitude teintée d'angoisse aboutissant au désespoir que doivent ressentir tous ces entrepreneurs ? Comment accepter le fait que certains classements administratifs ont fait que d'un coup vous n'êtes pas considéré comme « essentiel » ? Vous vous levez un beau matin, vous vous regardez devant la glace, et vous vous dites : je ne suis pas essentiel !», a lancé vivement le président du tribunal dénonçant « un classement arbitraire » marqué par «une absence d'humanité froide (...) », « fruit d'une cogitation énarchique hors sol et totalement inappropriée ».

Malgré tout, les procédures d'aides et de soutien déployés par l'Etat et les collectivités ont porté leurs fruits puisque le bilan 2020 marque un recul historique des défaillances : les liquidations ont reculé de 36%, les redressements et les sauvegardes de 41% ! En parallèle, les procédures de prévention, confidentielles, ont heureusement permis également de sauvegarder plus de 19 000 emplois.

 

Lame de fond dès le deuxième trimestre ?

Qu'attendre pour 2021 ? « il ne faut pas se bercer d'illusions, gardons-nous de toute euphorie», estime Eric Feldmann, pour qui la bonne tenue de 2020 doit tout à « la mise sous morphine généralisée » de l'économie. 

« L'ordre naturel des choses reprendra sa place », prédit-il. Beaucoup d'entreprises maintenues en vie artificiellement ne sont pas encore arrivées au tribunal de commerce. Les défaillances commenceront à s'accroître au fur et à mesure des vaccinations, probablement à partir du deuxième trimestre 2021, « pour s'échelonner sur les années 2021 et 2022 sous forme d'une lame de fond », anticipe Eric Feldmann.

En France, l'année écoulée aura enregistré 30 000 procédures collectives « seulement » contre 46 500 en 2019, année économiquement bonne. « Le rattrapage se constatera donc. Le chiffre de 55 à 60 000 déclaration de cessation des paiements devrait être atteint sur 2021 et 2021 », prédit le président du tribunal.

 

Transformation permanente

Ce dernier préconise aussi, comme chaque année, un certain nombre de propositions pour améliorer le dispositif. Avec toujours en tête la prévention, l'anticipation mais aussi la transformation. « Le mot trésorerie, il convient de répéter ce mot au moins trois fois tous les matins mais aussi de se doter des outils permettant de la mesurer en permanence ! » Mais cela ne suffit pas, car « la cessation de paiement est une conséquence et non pas une cause », qui vient d'une insuffisance de fonds propres mais aussi de l'inadéquation du modèle économique, qui appelle donc un véritable aggiornamento indispensable pour rendre efficaces les procédures amiables et collectives. « La notion de transformation permanente du business modèle est fondamentale, doit animer le chef d'entreprise en permanence ».

« Avec les organes de procédures collectives, nous allons engager une réflexion dans le domaine de la transformation de la stratégie de l'entreprise qui prendra à bras le corps cette nécessaire démarche de gouvernance de l'entreprise », annonce Eric Feldmann. « Le temps où le bon juge commissaire était celui qui signait en temps et en heure ses ordonnances est maintenant révolu. Au XXIe, il se doit de réfléchir au projet stratégique de l'entreprise momentanément placé sous la protection du tribunal. »

 De quoi inverser la cruauté des statistiques : 70% des ouvertures de procédures collectives vont encore aujourd'hui en liquidation judiciaire immédiate.  Et sur les 30% restants, la moitié va en continuation, et 15% en plan de cession. Mais sur les 15% en continuation, 70% des dossiers n'iront pas au bout du plan dans les 5 ans. Seuls 30% des 15%, soit 5% des dossiers sortiront par le haut. D'où la necessité de prendre la stuation au plus tôt et de "faire une sorte de reset dès l'apparition des premières difficultés", estime le président du tribunal. Pour concrétiser cette ambition, une association régionale pour la transformation des modèles économiques des entreprises va voir le jour avec une large panel des professions et organismes concernés, sous l'égide d'Entreprises & Cités (qui a du reste anoncé il y a quelques jours le lancement d'un fonds d'investissement ambitieux destiné à la transformation des entreprises). « Trop de sociétés stratégiques sont hélas mortes ou sont en déshérence pour n'avoir pas su se transformer à temps », pointe Eric Feldmann. Objectif de cette association : créer une structure de réflexion au service de la transformation des modèles pour lutter contre l'immobilisme stratégique.  Un projet d'utilité publique, en quelque sorte.  

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