Interview Mathias Povse (EDF) : "La neutralité carbone est accessible en 2050!"

L'opérateur historique de l'électricité est aux premières loges des changements de modèle énergétique, alors que l’Etat vient de lui demander un effort de 8 Mds€ pour alléger le choc de la flambée des prix. Nous avons souhaité interroger son délégué régional Mathias Povse sur ces mouvements telluriques qui vont transformer notre économie. Entretien.

 

Décarboner l'économie en 28 ans va nécessiter des investissements colossaux auxquels EDF est partie prenante. Comment faire si ses capacités sont grevées par le bloquage des hausses tarifaires ? Ne faut-il pas une certaine vérité des prix ?

Le signal prix dans l'énergie a toujours été extrêmement important. On part d'une situation où, avant l'entrée en concurrence, l'électricité française a toujours été parmi les moins chères d'Europe. On a encore un écart de l'ordre de 30% avec l'Allemagne. C'est dû à son histoire, ses choix industriels d'avoir un parc nucléaire et hydraulique qui ont créé un avantage concurrentiel de compétitivité en terme de prix et d'émissions de CO2. Le mix d’EDF à 97% décarboné place la France tout en haut des classements internationaux des pays les moins émetteurs. 

Malgré ce modèle peu sujet aux variations, le tarif de l'énergie vient de s'envoler. Pourquoi ?

C'est lié au modèle économique de définition du prix de l'électricité sur la plaque européenne, dans le cadre du marché interconnecté. Le prix est défini heure par heure par les différents moyens de production et la demande. Le prix est formé par le dernier moyen de production appelé, qui est le plus cher : essentiellement les centrales à gaz ou au charbon qui permettent de faire face aux pics de consommation. Les prix du gaz et du charbon se sont envolés pour des causes exogènes, notamment la relance économique en Asie et le contexte géopolitique. Les prix sont montés, le recours au charbon aussi en Europe de l’est, et la tonne de CO2, qui était encore à 22 € il y a quelques mois années, est montée à 88 €. Résultat : les énergies carbonées coûtent plus cher, alors qu'on entrait en hiver avec des stocks gaz au plus bas historique, dans une période anticyclonique sans vent. Or quand les éoliennes comme en Allemagne ne tournent pas, les centrales au charbon et au gaz sont sollicitées et vont former le prix de gros de l’électricité en Europe...

Et notre parc nucléaire, dans le même temps, a plusieurs tranches à l'arrêt...
Il a fallu investiguer un point de sécurité sur la centrale de Chooz, puis par réplication à Civaux dans le cadre du plan de maintenance. On a davantage entendu parler de ces 6 Gw qui ont été stoppés pour maintenance que de la fermeture définitive de 8 Gw de tranches nucléaires décidée par les Allemands au premier janvier ! Aujourd'hui (interview réalisée le 14 janvier), l'Allemagne émet 550 g de CO2 par Kw/h. Au même moment, malgré  des moyens un peu réduits en France, on était à 80 g. Il y a plus qu'un facteur 6 entre France et Allemagne...

La hausse des prix de l'énergie s'inscrit-elle dans la durée ?

Tout n'est pas lié au marché de l'électricité ou du gaz. Il y a aussi des demandes liées aux ruptures puis aux redémarrages de l'économie. Je n'ai pas de boule de cristal. Mais il est très peu probable que le prix du CO2, dans le contexte de lutte contre le changement climatique, revienne à 20-25 € la tonne. Il y a d'ailleurs des discussions à l'échelle européenne pour fixer un plancher à plus de 50 €. Ce que je ne sais pas, c'est la dynamique du prix du gaz, qui a plus que quadruplé en 2021 et donc du charbon. La redescente est aussi liée aux éléments de géopolitique. On se rend clairement compte que l'énergie est stratégique.

Le nucléaire redevient une priorité nationale. Mais saura-t-on produire à bon marché avec les surcoûts énormes du programme EPR ?

EDF prend en compte les retours d'expérience de Taishan et de tous les autres sites dans le monde. Le nucléaire est une industrie extrêmement contrôlée, qui minimise les risques : on a pris quelques mois de retard dans la phase de chargement de combustible de Flamanville 3. Le programme industriel, lui, s’achève : ce n'est plus un chantier mais on est en pré-exploitation. Pour la suite du programme, EDF a remis à la demande de l’Etat en mai 2021, un programme prévoyant trois paires de réacteurs EPR 2. On passerait ainsi d'un prototype à la série afin de réduire les coûts, grâce aux synergies.

Gravelines serait concernée ?

On a une autorisation générique pour aller au-delà de 40 ans sur les réacteurs existants en France, sous contrôle de l’Autorité de Sureté Nucléaire. Pour ce faire, EDF procède aux visites décennales 4 de maintenance et de modernisation, cela a démarré à Gravelines en août sur le premier réacteur. Pour Gravelines, c'est un programme de 1 md€ entre 2014 et 2028. Le grand carénage est un des plus gros programmes industriels de France. La filière nucléaire dans la région, c'est plus de 15 000 personnes.

Nous avons établi entre EDF, l'ASN et l'Etat un dossier d'opportunité avec les études technico-économiques pour un programme de Nouveau nucléaire, qui a contribué au discours du Président de la République annonçant une décsion imminente. Ce qui a été proposé est un ensemble de trois paires d'EPR 2, à Penly, Gravelines et en Auvergne-Rhône- Alpes. Pour Gravelines, il est envisagé une mise en service en 2039, qui s'inscrirait dans une continuité avec les six réacteurs existants, en parallèle du chantier de construction qui serait mené suite à la décision de l'Etat. Gravelines représente plus de 70% de la consommation régionale. Ce socle nucléaire, indispensable dans une région fortement industrielle comme la nôtre permet également de pallier l'intermittence des énergies renouvelables. Le développement conjoint de ces modes de production rend accessible la neutralité carbone en 2050.

A lire aussi : Deux réacteurs EPR pour la centrale de Gravelines ?

 

Pourquoi êtes-vous si optimiste ?

On a des marqueurs forts dans la région : le retail, l'industrie, la logistique qui sont autant d’opportunité pour décarboner. EDF vient de signer un partenariat avec le syndicat de la logistique pour l'accompagner dans la décarbonation. Un bâtiment logistique, c'est de la surface de toiture qu'on peut équiper en photovoltaïque. On peut travailler avec les logisticiens pour développer des électrolyseurs et mettre en place de la mobilité hydrogène lourde avec les camions. On part de grandes consommations, qui sont autant de très forts potentiels d'efficacité énergétique. C'est plus facile de cibler des plaques industrielles comme Dunkerque, Valenciennes ou le Cambrésis que des consommations fortement diffuses. On a des bras de levier plus importants. 

L'hydraulique a-t-il encore un potentiel ?


C'est l'énergie verte idéale. C'est 100% décarboné, stockable, avec une réactivité et une prédictibilité très forte. On pourrait en développer plus mais c'est conditionné au règlement du différend avec la commission européenne sur la mise en concurrence européenne des concessions. On a le réflexe du barrage, mais l'hydraulique offre d'autres potentiels, notamment avec des équipements de STEP : on crée un réservoir supérieur et un réservoir inférieur. Quand l'électricité est très peu chère, on remonte l'eau, quand il y a une pointe, on ouvre les vannes et on turbine. Ca se substitue à du « thermique à flamme », historiquement les centrales à charbon, aujourd'hui les centrales à gaz comme celle de Bouchain, qui est le CCG * le plus performant au monde, avec son rendement de 62,22%.

Avant d'investir dans le décarboné, ne faudrait-il pas d'abord jouer la sobriété ?


Deux effets vont se cumuler : l'efficacité et la sobriété énergétique d'abord, comme la rénovation énergétique des bâtiments. Et la décarbonation ensuite, par la substitution de moyens, comme le passage des bus à l'hydrogène ou à l'électrique en cœur de ville, qui vont accroître la consommation d'électricité décarbonée. Aujourd'hui, l'énergie est consommée sous forme d'électricité à 25% et 75% sous forme fossile. En Hauts-de-France, c'est 80/20, du fait de notre industrie lourde. On aura des transferts d'usage, mais avec de gros effets de rendements. Une pompe à chaleur divise par 4 la consommation d'énergie, de surcroît avec une énergie décarbonée. Idem pour la voiture électrique : un moteur thermique a un rendement de 30% au mieux, le moteur électrique de 90%, et est décarboné.

Donc les besoins vont grimper...

Dans ses scénarios, RTE dit qu’en 2050, on doit avoir plus de 50% d'électricité dans le mix énergétique complet, et un peu moins de 50% en énergie fossile. Soit une hausse de 35% de la part électrique dans l'énergie. Prenons le scénario fondé sur l'efficacité énergétique et la croissance économique : il prévoit 645 TéraWatts/heure à l'échelle de la France, contre 500 aujourd'hui. Pour cela, il y a plusieurs leviers : le Nouveau nucléaire, avec des puissances unitaires plus fortes (1600-1700 Mw par réacteur) et le développement des ENR, y compris l'hydraulique, le photovoltaïque diffus, avec une forte dynamique de l'autoconsommation, et des fermes de grande production, dont l'une sur le port de Dunkerque, sur plusieurs hectares.

Une filière énergie s'est organisée en région. Quelle part y prenez-vous ?
EDF a son propre écosystème. Fin 2019, on avait lancé les EDF Pulse, avec un appel à projets d'entreprises innovantes. On travaille déjà avec une vingtaine de start up sur des projets très concrets : la qualité de l'air des bâtiments, le pilotage des outils industriels, l'analyse acoustique... Pour le reste, nous sommes en échange permanent avec la Région, notamment moi au titre de la présidence du Pôle Médée. La feuille de route rev 3 est en train d'être actualisée. Le champ à investir est très vaste. L'idée est que chaque pôle de compétence puisse contribuer, chacun sur ses maturités et ses périmètres. Il faut aussi trouver les solutions innovantes et les ruptures technologiques qui ont vocation à être industrialisées pour concourir à la neutralité carbone. Médée sera le coordinateur du contrat de plan Etat Région en cours de finalisation avec la recherche, pour relever le défi de 2050..

*cycle combiné gaz

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