Jean-Dominique Senard : « Sans anticipation, nous préparons des complexités sociales inextricables !
Le président de l'Alliance Renault-Nissan-Mitsubishi était l'invité de l'Agora à l'Edhec de Roubaix début février. L'occasion pour ce grand capitaine d'industrie de poser calmement mais sans fard les enjeux d'une filière sommée par les politiques d'opérer une mutation sans précédent. Et ceci avant même l'impact des sanctions contre la Russie, qui n'avait pas encore envahi l'Ukraine lors de cette rencontre...
Jean-Dominique Senard est un de ces grands capitaines d'industrie à la parole rare, au propos mesuré. Mais, invité à l'Agora de l'Edhec à Roubaix, on a senti le président de Renault-Nissan-Mitsubishi très entamé par la mutation à marche forcée imposée par l'Europe vers l'électrique. S'il ne remet en rien en cause la nécessité de réduire les émissions de gaz à effet de serre, la méthode le rend pour le moins perplexe. « On a mis brutalement (en difficulté) une quantité d'entreprises de la filière notamment en amont, qui travaillent dans les moteurs thermiques et diesel, pour lesquels nous avions en Europe un niveau de technologique et d'excellence absolument extraordinaire qu'aucun autre pays au monde n'avait », déplore-t-il. « On est en train de discuter à Bruxelles sur la fin du thermique. Très bien, ce sont des décisions politiques auxquelles nous essayons de contribuer mais ce n'est pas l'industrie qui prend ces décisions là ; en revanche, c'est sur nos épaules que repose la responsabilité d'y arriver. Je vous le dis franchement, comme aux membres du gouvernement : si nous n'anticipons pas correctement ces perspectives, nous préparons des complexités sociales inextricables ».
"Je ne vous dis pas la crise de nerfs que nous vivons en ce moment! "
Le choix de l'électrique suppose pour lui un travail de ressources humaines, de formation et de compétences énorme. « Les personnes impliquées passionnément dans le monde du véhicule thermique vont pour la plupart être obligées de changer de vie (...). On ne passe pas du thermique à l'électrique et au software juste d'un claquement de doigts », dit-il, pointant un immense travail de fond, de changement de compétence, assorti d'une révolution technologique, une plasticité dont Renault a largement fait preuve pendant ses 120 ans d'existence. Mais Jean-Dominique Senard pose aussi franchement la question : « L'électrique est-il une bonne solution ? Il faut que ça le devienne», lance-t-il. « Dans le Nord, nous avons annoncé deux usines de batteries, à Douai et à Dunkerque. On sera très content de les avoir mais elles doivent avoir comme mission particulière d'être le plus bas carbone, sinon tout ce dont on discute ici n'a aucun sens », lâche-t-il. Les défis sont nombreux : la technologie d'abord, qui franchira une étape décisive le jour où l'on maîtrisera les batteries dites sèches, deux fois moins lourdes et rechargeables deux fois plus rapidement; les matières premières ensuite, dont la Chine a patiemment organisé le contrôle stratégique depuis 20 ans. « Pour des batteries, il faut une anode, il faut donc faire du graphite, or la Chine produit 93% du graphite mondial. Pour les cathodes, il faut du nickel, du cobalt, du manganèse. Or la Chine maîtrise entre 40% et 60% de l'accès aux mines de nickel, du cobalt, du manganèse et accède à 50 à 70% de la transformation de ces métaux », martèle Jean-Dominique Senard, qui confesse mal dormir face à ces enjeux gigantesques devant lesquels l'Europe a fait l'autruche. « On a découvert qu'on était complètement dépendant du reste du monde pour les semi-conducteurs, je ne vous dis pas la crise de nerfs que nous vivons en ce moment, c'est effrayant. J'espère ne pas vous faire peur. La lucidité est la première des vertus. Quand on met le doigt sur le problème, c'est déjà un moment où on commence à le résoudre. Mais j'aime autant vous dire qu'il faut se dépêcher. Mais vous ayant dit tout cela, on va y arriver ! »
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NB: L'intervention passionnante de Jean-Dominique Senard mérite d'être visionnée intégralement. Elle est disponible sur Youtube
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