La troisième crise sera-t-elle psychologique ?

Entre confinement, couvre-feu, restrictions, amendes et discours sanitaire écrasant, les relations humaines sont en basses eaux depuis bientôt un an. La crise sanitaire a lourdement pesé dans la vie de nos anciens, dans les Ephad, abîmé la vie sociale, mais aussi l'univers du travail. Après les crises sanitaire et économique, beaucoup prédisent une troisième crise psychologique. La recherche de nouveaux équilibres de travail et d'organisation est la nouvelle urgence.

"On ressent très bien le besoin du retour à la convivialité, aux contacts, aux échanges. Nos clients et même certains partenaires sociaux expriment cette nécessité, car les collaborateurs sont isolés et n'ont pas envie d'abandonner cette partie de la vie d'avant ». Damien Debosque sait de quoi il parle. Le patron d'Api Restauration, le numéro quatre français de la restauration collective, est au grand ralenti pour son activité restaurants d'entreprise. Cette dernière est en repli des deux tiers par rapport à la normale – heureusement compensée en bonne partie par les cantines scolaires et le marché médical. Finie la discussion à table ou près de la machine à café, oublié le petit échange informel d'après réunion pour échanger sur les petits riens de la vie ou du boulot. Vive les Zoom et autres Teams où votre visage en 2D plus ou moins figé attend sagement sa prise de parole bien cadrée en espérant qu'il n'y ait pas trop de microcoupures. « On dit que 10% de la communication seulement est verbale, le reste, ce sont les interactions. on a géré cette crise (sanitaire) avec le numérique et peut-être avec 20% de nos capacités de communication », pointait Matthias Povse, délégué régional d'EDF, lors de la journée du thinktank Synopia à Lille sur la cohésion au travail.

« Prendre un café ensemble, c'est aussi important qu'une réunion très structurée dans l'entreprise, souligne la consultante en ressources humaines Isabelle Vandenbussche (Tourcoing), évoquant aussi la nécessaire contagion des émotions. « Le corps parle énormément et bien souvent d'une façon plus honnête que les mots ! », expose-t-elle.

Si chacun s'est plié tant bien que mal aux objurgations administratives dans l'urgence des premières semaines, la situation s'est subrepticement cristallisée dans la durée. Avec des victimes de première ligne comme les étudiants ou les stagiaires (lire par ailleurs), mais aussi les créateurs d'entreprise. Alors que les structures d'accompagnement ne cessent de valoriser l'effet de grappe (on n'ose plus écrire « cluster » !), la Covid a mis à mal cette promesse.

“Pas de carrés ou d'octogones”

« Avec les réunions en visio, tu peux tracer des droites, mais pas des carrés ou des octogones. Il est très compliqué de faire du multilatéral », résume joliment Raouti Chehih, le patron d'Euratechnologies. Si le flux de projets accueillis n'a pas du tout souffert de la crise, le lien social, lui, est à l'étiage. « C'est paradoxal, on a l'aDN du online, mais on s'adresse aussi à un public d'urbains, des animaux sociaux qui ont besoin de se parler, de partager des cafés. La sérenpidité, on la perd », reconnaît-il, faisant allusion à cette notion de rencontre fortuite permettant de faire surgir des opportunités ou des innovations de toutes sortes.

L'anxiété sanitaire et le stress lié au cycle confinement-déconfinement-couvre-feu-reconfinement entraînent du reste des tensions très réelles. « Toutes les difficultés que les salariés avaient auparavant ont été décuplées par la crise du Covid », relève Sylvain Bossu, psychologue du travail au Pôle Santé Travail. « Je suis assez inquiet par rapport à la santé psychologique des gens au travail, la troisième crise sera psychologique», prédit-il, reprenant des études menées au Canada sur les conséquences des grandes catastrophes : impact médical, prise de médicaments, hospitalisation, désordres psychiatriques... La situation des personnes mises au chômage forcé (restauration, événementiel, tourisme, etc) alarme particulièrement. « Nous sommes particulièrement inquiets pour ces personnes là, qui vont souffrir d'un sentiment d'inutilité, et de l'impression de ne plus avoir de place dans la société », poursuit le psychologue.

Les chefs d'entreprise font aussi l'objet d'une grande vigilance pour surveiller le risque suicidaire. Comment trouver de nouveaux équilibres et garder un lien valorisant et efficace au travail ? Le télétravail est apparu rapidement dès mars comme une évidence.

« Ce n'était pas du télétravail mais la guerre au niveau de l'organisation !», sourit l'experte RH Isabelle Vandenbussche, pour qui « le télétravail à temps plein, c'est dangereux ». Un avis partagé aujourd'hui très largement, malgré les annonces de certaines entreprises comme PSA ou Google, dont les 200 000 salariés resteront travailler chez eux jusqu'au moins le mois de juin 2021. Beaucoup – comme la CFDT, favorable depuis longtemps au principe du télétravail - évoquent désormais un bon équilibre autour de 2 à 3 jours en entreprise par semaine.

Risque de décrochage
Si le nombre d'heures télétravaillées va décroître à terme, celui des télétravailleurs devrait, lui, rester élevé. Quelle organisation pour préserver le lien entre collègues, l'esprit d'équipe, la culture d'entreprise, et sa performance globale ? « L'entreprise est un espace social où les interactions permettent de développer l'activité. Le télétravail questionne cette frontière-là », souligne Thibault Carlier, psychologue au Pôle Santé Travail.

Le risque ? « La perte de lien. Les gens n'arrivent plus à se comprendre, à communiquer. Il se crée un décalage entre le manager et les salariés qui n'ont plus les mêmes préoccupations, avec un risque de gros décrochage », répond l'ergonome Tommy Dubois. Avec aussi des enjeux d'addictions déjà constatées : tabac, alcool, jeux vidéos... « L'addiction s'installe très vite mais elle met beaucoup de temps à partir », renchérit Thibault Carlier. Avec des signes faibles qu'il devient très difficiles à percevoir à travers de simples visios.

Apprendre à faire confiance
Si le travail à distance doit se banaliser à l'avenir, dans le droit fil d'un accord national interprofessionnel signé en novembre, il suppose donc un gros travail d'accompagnement. « Quand on sortira de cette crise, l'organisation du travail aura brutalement changé car on ne reviendra pas au cadre antérieur, prédit Gilles Gateau, directeur général de l'Apec. Dans les compétences que chacun devra acquérir, il y a cette capacité d'autonomie que suppose le télétravail et pour le manager de changer de mode de relation avec ses collaborateurs et d'animation de l'équipe ».

Côté manager, il faut apprendre à faire confiance. « Certains ont mal vécu la question du management, avec des outils de contrôle placés parfois sur les ordinateurs des salariés, des demandes de rendre compte par des contrôles tatillons », regrette Michel Crépin, secrétaire régional de la CFDT. Matthias Povse, chez EDF, préconise la mise en place d'une « subsidiarité managériale » et du principe de confiance. « On ne peut pas être dans l'hypercontrôle quand on travaille à distance» décrypte-t-il. « Il faut apprendre à développer un lien à distance. Il faut remettre en place des rituels, faire des points réguliers dans la semaine, pas trop long », préconise Isabelle Vandenbussche, pour qui la pandémie peut servir de catharsis collective. Et pour qui « le lien empathique en entreprise est au cœur de la relation managériale et est très mal connu ».

« Il faut mener des entretiens d'inquiétude, et pas seulement des entretiens d'objectifs », déclare Thibault Carlier, au Pôle Santé Travail.

Même si tous les yeux sont aujourd'hui focalisés sur la stratégie vaccinale et la fameuse guerre sanitaire déclarée le 16 mars par Emmanuel Macron, le monde d'après doit se penser maintenant. D'urgence.

 

QUELLE INTEGRATION POUR LES JEUNES DIPLOMES  ?


On s'y attendait, le phénomène est arrivé : le marché de l'emploi des jeunes diplômés et celui des stages se sont contractés. Un jeune sur deux diplômé bac + 5 n'avait pas trouvé d'emploi six mois après son diplôme, selon la fédération Syntec Conseil, contre un rapport de 1 à 4 avant crise. Toutefois, la situation est très contrastée. Rien à voir entre le tourisme, l'hôtellerie ou l'aérien, ou encore les opportunités à l'international, en chute libre, et d'autres qui poursuivent leur montée en puissance comme les nouvelles technologies, l'intelligence artificielle, les blockchains ou l'univers du développement durable. Avec un effet induit : faute d'international, les étudiants se sont repliés sur la France, sur un marché tendu et devenu plus compétitif.
« Nos étudiants ont pu mobiliser leurs compétences et la marque Edhec. Dans certains secteurs on est même en avance sur 2019 », souligne Jérôme Troiano, directeur de l'Edhec Career Center. Les étudiants sont sensibilisés aux capacités d'adaptation et de résilience. « Covid ou pas, on sait que le marché du travail est amené à être impacté de plein fouet par les technologies. On leur apprend à se préparer à de tels bouleversements ».
Antonio Giangreco, prof en gestion des ressources humaines à l'Ieseg, pointe quant à lui les difficultés pratiques pour les stagiaires ou les premières embauches. «Le stage fait partie du processus formel d'apprentissage. Faire un stage de chez soi n'apporte pas toute la richesse nécessaire et ne permet plus la bonne perception par l'étudiant : il n'a pas les éléments pour comprendre s'il aime ou pas l'organisation dans laquelle il travaille. Or cette génération est beaucoup moins orientée sur la carrière que sur le sens. Trouver du sens à distance avec des réunions Zoom, ce n'est pas l'idéal !» , sourit-il. 

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