André Dupon, Vitamine T : "On a choisi l'entreprise comme modèle"

 

Présentez-nous Vitamine T aujourd'hui...
VitamineT est un groupe qui prospère ! Nous connaissons depuis cinq ans une croissance très soutenue et solide. Parce que le modèle deVitamine T est authentiquement mûr, il a 40 ans aujourd'hui.La première entreprise d'insertion a été créée en mars 1978 créée avec le père de Jean-FrançoisDutilleul sous forme de sarl, qui embauchait des jeunes, plutôt délinquants. On a à peu près trouvé, à force de réussir et d'échouer–le fragile équilibre entre le business, la création de valeur économique, le défrichage de nouvelles activités, notamment l'économie circulaire, et ce compromis avec notre objet social, d'une brûlante et d'une cruelle actualité, s'attaquer au noyau dur du chômage.Ce sont ces 250 000 hommes et femmes de la région, soit des jeunes de moins de 25 ans sans aucune qualification et aucune chance d'être rattrapéspar la croissance, soit des seniors.

Pourquoi cet essor ?

Il est lié au fait que les métiers sur lesquels nous avons développé notre business, notamment l'économie circulaire, sont porteurs. On a quasiment doublé le périmètre du groupe en 15  ans, et on n'est qu'au début. Un deuxième levier de croissance, externe, est le fait qu'en région comme en Île-de-France (notre 2e région de fort développement depuis trois ans), des structures d'insertion de petite ou moyenne taille demandent à nous rejoindre.

Devant la réduction des aides publiques, beaucoup de structures ne peuvent pas assurer leur pérennité. Et on a surtout de belles petites entreprises sociales qui ont un vrai projet de développement mais qui veulent s'adosser pour accélérer. Il y a trois ans, nous avons été approchés par Vitame, créée par Guillaume Brabant, qui est toujours chez nous, un ancien banquier qui avait créé une entreprise de portage de repas à domicile, de l'aide aux personnes âgées. Mais qui voulait changer d'échelle et nous a rejoints pour cela, pour disposer de la gestion, des fonctions supports, de la montée en puissance du portefeuille clients. On est au rendez-vous : en moins de trois ans, il
a doublé. On vient aussi de reprendre en Ile-de-France une petite structure, Dinamic Emploi(15 salariés), qui entretient les matériels hospitaliers roulants des Grands Hôpitaux de Paris.

 

Financièrement, comment assumez-vous ce développement ?

Nous avons une notoriété, une maturité de modèle mais aussi une volonté et une vision. On a la chance d'avoir une structure financière extrêmement solide car on a une gestion de bon père
de famille, et un gros avantage : on n'a pas d'actionnaires ni de dividendes. Notre modèle est hybride entre lucratif et non lucratif.

On a une association mère, propriétaire de l'ensemble des sociétés du groupe, et une holding qui gère opérationnellement en râteau les 18 entreprises sociales du groupe. La dernière est une création de société d'insertion dans les métiers du numérique, Inzerty. On est le plus gros acteur de
l'insertion par  l'économique enFrance. Nous avons salarié 3300 personnes l'an dernier, dont deux tiers en insertion. On est à 1200 équivalent temps plein, ce qui nous place comme 69e employeur de la région.

Le secteur de l'insertion tire-t- il bénéfice de la reprise ?

La croissance est très perceptible. Ainsi notre société d'intérim a progressé de 15%. Nous avons aussi bénéficié de l'impact du CICE ou du pacte de responsabilité. Sans eux, je n'en serais pas là aujourd'hui. On a acheté des machines, embauché des commerciaux...La croissance va probablement permettre une baisse du chômage par le haut, mais on va se retrouver avec le noyau dur. Pour les hommes et les femmes en difficultés personnelles, les chances de s'ensortir spon-
tanément sont faibles.

 

La croissance est pauvre en emploi : malgré la reprise, le chômage a progressé dans la région de 2,2% en un an...
Oui, le paradoxe est là. Il est urgent de rester humble ! Il reste une montagne à gravir. Xavier Bertrand a une très bonne analyse là dessus. On voudrait expérimenter ensemble la lutte contre
le chômage de longue durée, qui n'a pas de frontière politique. Dans notre région, c'est aggravé par le manque de qualifications. Les gens sont trop éloignés de l'emploi. C'est le vrai sujet des Hauts-de-France. On a des gens qui ont renoncé, qui ne cherchent plus, qui ne s'inscrivent plus à PôleEmploi, c'est très frappant. Je les appelle les invisibles. Près d'un chômeur sur deux des Hauts-de-France est chômeur de longue durée, c'est terrifiant. Pour ramener ces gens à l'emploi, il faut tout faire. Les remettre en situation professionnelle, les accompagner sur le plan personnel car ils sont très abîmés, et les former.

 

Le rapport Borello, remis à la ministre du Travail et auquel vous avez collaboré, juge que nul n'est inemployable. C'est votre avis ?

Oui. Mais pas pour des raisons dogmatiques, compassionnelles ou catholiques. Je suis plus que jamais convaincu par le retour d'expérience de VitamineT. Beaucoup de gens ont renoncé, trouvé des stratégies d'évitement,la chaînede traitementde l'insertion est devenue fatiguée dans cette région, il y a trop d'intermédiaires, ce n'est pas assez réactif. Mais on peut remettre ces personnes en situation de projet, de reprise de confiance en eux,les aider à traiter leur situation personnelle, mobilité, logement,accèsàlasanté, surendettement, illettrisme...

 

 

En quoi consiste l'accompagnement personnel ?

C'est colossal. Chaque salarié a un travailleur social. C'est le syndrome du sac à dos. Comment voulez-vous qu'on leur parle de montée en compétence, en qualification, en acquisition d'aptitudes si au départ ils dorment dans leur voiture ou s'ils sont en surendettement à laBanquedeFrance...Il faut du « en même temps ».


Le retour à l'emploi de ceux qui passent par Vitamine T est-il durable ?

Sur 2016, et ce devrait être similaire cette année, 62% des gens qui ont terminé leur contrat d'insertion pendant l'année ont retrouvé un emploi durable (CDI, CDD de 6 mois ou formation qualifiante). Six mois après, on est à 67% de sorties positives.

Quelle est la part de soutien public à vos activités ?

Elle est de 14%. Or quand on touche un euro, on en reverse 2,50. On n'est vraiment pas dans un modèle d'entreprise administrée sur des fonds publics. Ce qui nous donne une vraie liberté car on peut innover. On investit, on ne passe pas notre temps à faire des rapports et des demandes de subvention, on est dans le business, on a choisi l'entreprise comme modèle.

 

Vous dites que le modèle de Vitamine T est mature. On pourrait le démultiplier ?

Oui, bien sûr. Il s'est déjà pas mal installé en Hauts-de-France. On pourrait d'autant le démultiplier que son efficience pour la collectivité est reconnue. Ça coûte moins que de laisser les gens au chômage. Dans la suite du rapport Borello - le ministère prévoit une augmentation de 25% de notre secteur, 25000 personnes de plus pour l'insertion par l'économique, dans un «plan d'ambition».

 

Dites nous un mot de la Fondation des Possibles qui vient d'être créée...
J'en suis le délégué régional à titre bénévole. Elle est hébergée ici. Elle a un an d'existence et elle va bien ! Elle compte 20 entreprises, une dizaine de programmes, avec un budget de 3,5 M€ sur cinq ans, deux collaborateurs. On a pu travailler sur les réfugiés. On a monté des concours de création d'entreprises. On va développer des gros programmes dans les quartiers de Hem, on va mettre de l'argent dans le quartier du Faubourg de Béthune pour créer des entreprises.

 

Le rapport Borello évoque le projet de «fonds inclusif pour l'emploi ». Quelle est l'idée générale ?

D'abord, et ce n'est pas anecdotique, les circulaires aux Préfets sortent en même temps que le rapport. Chapeau bas ! Depuis trente ans, il fallait en moyenne attendre 18 mois. Le gouvernement inverse la logique des contrats aidés. Auparavant, les préfets étaient jugés sur le nombre de contrats aidés déversés trois mois avant les élections. Ils sont transformés enParcours emploi compétence, en choisissant les employeurs. La sélection ne se fera plus sur les personnes à PôleEmploi, mais sur les employeurs. Dans le parcours, l'Etat demande un effort sur la formation. Dès le premier entretien,on élabore un projet personnel et pro-
fessionnel, on aide la personne sur le plan de la résolution des urgences sociales.

 

Comment le monde de l'ESS voit-il ces changements ?
Ca fait plutôtl'unanimité, ce n'est pas clivant du tout, ils ont raison de mettre le paquet là dessus, avec le chaînon manquant qu'est la formation. Et le fonds inclusif est justement une idée géniale, qu'on voudrait bien expérimenter enHauts-de-France :on arrête les dispositifs en silos, où la personne va d'un stage en mairie de Lille à un stage chez Eco121 (sourires) puis en
maraîchage etc. 

Le préfet a une enveloppe ; Pour toute laFrance, c'est 2,5Mds€, ce qui est colossal.Pour l'instant,tout est en silo, avec par exemple 17 mesures pour les jeunes dans la région. Le Préfet va pouvoir, avec ce fonds, casser les murs de Berlin. En fonction des territoires, des besoins et de la qualité des projets, il finance.

 

Concrètement ?
Si le préfet Lalande et Xavier Bertrand, à qui j'en ai parlé, se mettent d'accord, on y va : on démontre dans les deux ans, qu'en prenant 1000 personnes des plus cassées, sans critère d'âge, on leur garantit pendant 1 à 2 ans des parcours complets. On se regroupe entre organismes, on met un chef de file,Vitamine T est candidate pour ça. Et on fait «la totale» du lever au coucher.
On est parfaitement capable en deux mois de réunir une vingtaine d'organismes autour de Vitamine T dans une forme de satellisation au sens noble, un beau système solaire avec toutes les
compétences, du travailleur social à l'entreprise. Avec l'idée de mettre tous ces maillons dans une même chaîne.
De toute façon, ils y viendront car il y a de moins en moins d'argent public et les résultats sont décevants pour le chômage de longue durée.

 

Le risque n'est-il pas de déshabiller en parallèle les anciens dispositifs ?

Je ne pense pas. Ils seront préservés, mais avec des logiques de regroupement, d'intégration. L'organisme du coin qui ne voudra pas jouer le jeu d'une mise en filière a des cheveux blancs à se faire. Seul, on ne fait plus grand’chose. Et ensuite, 2,5 milliards d'euros, c'est plus : les moyens sont
considérablement renforcés car on récupère l'argent de la formation professionnelle. Le plan Pisani, sur le seul plan d'acquisition de compétences des chômeurs, c'est 11 milliards d'euros, si la réforme va jusqu'au bout.

Nous avons un petit organisme de formation, Institut Vitamine. Demain, comme le fonds de formation va être orienté vers les chômeurs, Vitamine T sera éligible. Je vais multiplier en un an par dix mon activité professionnelle. Pour devenir agent de sécurité, il faut 147 heures pour les CQP. Aujourd'hui on n'a que 20 heures disponibles sur le DIF (droit individuel à la formation). Dans une école Simplon, il faut 4,5 mois de codage pour être embauché à Smic+40% tout de suite chez OVH. Je ne suis pas naïf ni macroniste éclairé, je suis pragmatique : ça va dans le bons sens. Une augmentation de l'insertion par l'économique, c'est de l'emploi en entreprise. Des contrats aidés plus ciblés vers des organismes qui garantissent un parcours complet de la personne, et un fonds inclusif pour l'emploi qui peut peut-être faire un malheur si les préfets cassent le modèle en silo.

 

Sentez-vous aujourd'hui une mobilisation des chefs d'entre-
prise sur ces sujets ?

Au-delà du « CAC40 familial », avec lequel on a une relation un peu génétique, il  y a deux attentes des Pme-Pmi: une authentique prise de conscience qu'ils vont se trouver dans le plus
grand des paradoxes, à savoir qu'ils vont créer de l'emploi mais qu'ils ne trouveront personne ; etils sont beaucoup plus convaincus qu'il y a dix ans qu'ils ont un vrai rôle à jouer dans la
chaîne de l'insertion des chômeurs de longue durée. On est dans une région beaucoup plus attentive que les autres sur ces sujets, j'en témoigne vraiment. Je n'aurai aucun mal à mobiliser, à les convaincre. Demain, les entreprises se trouveront en pénurie car confrontées au noyau dur du chômage. On n'a connu ce phénomène qu'une fois dans les années 2000. Les plus proches de l'emploi sont partis et on s'est retrouvés avec les chômeurs de longue durée et les allocataires du RSA et des gens qui ne savaient même pas se lever le matin. Du coup les entreprises sont venues nous voir, pour me demander d'en former. On sera donc très courtisés, pour le sourcing. Je leur
dis, ils ne sont pas prêts, aidez-moi à les préparer ! La meilleure façon de le faire, c'est de les mettre dans les postes de travail.


Comment voyez-vous Vitamine T dans 3 ou 5 ans ?
Ma vision serait que dans cinq ans on ait du «by Vitamine» partout en France, car un modèle qui a fait ses preuves a vocation à se développer. Dans la région, je verrais un chiffre d'affaires de 100M€ contre 70M€ aujourd'hui, et 5000 personnes au lieu de 3500. Les marges de manœuvre dans l'économie circulaire sont considérables. Et enfin, dans 5 ans, je verrais 7% de chômage enFrance, et 8,5% dans les Hauts-de-France. VitamineT ne sera plus le supplétif de la crise mais un instrument opérationnel de retour à l'emploi des gens les plus éloignés, encore plus qu'aujourd'hui.

Dans les 5 ans, le sujet sera aussi celui de la transmission, car nous allons tous partir, Pierre, Jean-François, moi, les pionniers militants.


Recueilli par Olivier Ducuing