Quand la galaxie Mulliez se met à nu

La représentation nationale écoute de plus en plus nos chefs d’entreprise depuis plus d’un an, qu’il s’agisse du Sénat ou du Palais-Bourbon. C’est dans l’enceinte de ce dernier qu’une commission d’enquête s’est réunie en mai sur la thématique de la défaillance des pouvoirs publics face aux plans de licenciement.Ce qui a donné lieu à une audition exceptionnelle des syndicalistes d’Auchan Retail, qui a fait l’objet en novembre 2024 de l’annonce d’un vaste PSE, mais aussi des dirigeants d’Auchanet de Barthélémy Guislain, président de la société de gérance de l’AFM.L’occasion très rare de détailler devant des députés souvent un peu déroutés le modèle sans équivalent de la galaxie Mulliez, qu’ils prononcent souvent « Mullièze », ce qui en dit long sur leur méconnaissance. Nous en reprenons ici la substantifique moelle.

Publié le 01/06/2025 par Olivier Ducuing / Lecture libre / Temps estimé: 6 minutes

Quel est cet OVNI entrepreneurial que l’AFM ? Son histoire débute en 1905 sous la houlette de Louis Mulliez sur une base double : l’autonomie d’entreprise et la solidarité entre les membres. Dès 1920, il pousse ses fils et ses gendres à créer des entreprises et à pratiquer l’actionnariat croisé. 105 ans plus tard, ils sont 950 membres de la famille depuis quatre générations autour d’un même projet affiché : entreprendre ensemble, mobiliser un patrimoine commun au service d’entreprises et de sens, par et pour l’homme. Et la volonté affirmée d’être utile au plus grand nombre.

Car les racines de l’AFM plongent, comme tant d’autres entreprises familiales du Nord, dans le christianisme social. Ce patronat social-chrétien a ouvert la voie du 1% logement, des allocations familiales et de bien des innova- tions sociales comme l’actionnariat salarié. Il en reste aujourd’hui un système de valeurs fortes, encore partagées largement du reste par le patronat nordiste et nombre de ses instances repré- sentatives.

De façon concrète, les entreprises de la « galaxie » ou « l’écosystème » Mulliez telles qu’Auchan, Leroy Merlin, Jules, Kiabi, Decathlon, Flunch ou Boulanger, parmi 130 entreprises, ne font pas partie juridiquement d’un groupe, rappelle Barthélémy Guislain. « Les membres de la famille ne détiennent individuellement aucune de ces entreprises. Aucun d’entre nous ne détient plus de 10% du capital ou des droits de vote.»

Alors comment se tissent et croissent les liens entre ces entités ? « Nous sommes dans un modèle unique fondé sur un esprit associatif et la gouvernance partagée, bien éloigné de l’image d’un capitalisme familial fermé et concentré », explique Barthélémy Guislain. L’AFM est elle-même actionnaire minoritaire d’entreprises qui gardent toutes une autonomie très forte et sont indépendantes les unes des autres, avec un principe fort de subsidiarité : les décisions doivent être prises au plus prèsdu terrain. « La seule règle que nous contrôlons est celle de l’autonomie financière en particulier vis-à-vis des banques et des marchés. Il n’existe de solidarité financière statutaire dans aucune entreprise. »

50 % de la valeur créée est réinvestie

Quelle règle prévaut pour les dividendes des entreprises de la galaxie ? « De manière générale, 50% de la valeur créée par nos entreprises est réinvestie dans la même entreprise », décrit le président de la société de gérance qui évalue les dividendes versés aux associés familiaux à 1% de la valeur des entreprises, « soit 3 à 4 fois moins que les entreprises cotées ». Le reste des profits est réinvesti dans l’entreprise ou versé à l’Etat sous forme d’impôt. Surtout, la famille n’hésite pas à mettre la main au portefeuille lorsque des entreprises traversent des difficultés, et bien sûr pour soutenir de nouveaux projets entrepreneriaux. Barthélémy Guislain rappelle ainsi comment l’AFM a réinjecté il y a cinq ans 2 Mds € (issus des fruits de cession d’activités en Chine) dans le désendettement d’Auchan, comment elle a soutenu Boulanger il y a 8 ans, ou encore Flunch, respectivement à hauteur de 100 M€.
Autre exemple, très récent, celui du « milliard de Decathlon » versé en novembre 2024, suscitant beaucoup de bruit médiatique. En réponse au député Benjamin Lucas-Lundy, Barthélémy Guislain détaille son contenu : 594 M€ versés à l’AFM, 260 M€ aux coactionnaires, et 146 M€ aux salariés.

Et sur les 594 M€ de l’AFM, rien n’est allé sur les comptes des familiaux, mais 266 M€ sont venus soutenir Auchan, 15 M€ pour Alinea et autant pour Flunch, ainsi que 105 M€ pour Groupe Maisons de Famille (maisons de seniors en difficulté en Allemagne). Donc une enveloppe « intégralement réinvestie dans l’écosystème », démontre Barthélémy Guislain.

Le plus grand ensemble d'actionnariat salarié en France


Ce partage de la valeur inclut les salariés au premier chef. La pratique en a été généralisée dans les entreprises de l’AFM à partir de 1976. Il suffit de trois mois de présence pour devenir actionnaire. Aujourd’hui, plus de 85% des salariés sont actionnaires de leur entreprise. Soit un actif globalisé de 4 milliards d’euros, « constituant le plus grand ensemble d’actionnariat salarié en France ». Au-delà du chiffre, considérable, cette ressource représente aussi pour les salariés une contre-garantie bancaire permettant à « des dizaines de milliers de familles françaises d’accéder à la propriété ».

Néanmoins, les flux sont très variables. Ainsi Barthélémy Guislain révèle que les fonds salariés, qui sont montés jusqu’à une valeur de 2,5 Mds€ chez Auchan, sont redescendus aujourd’hui à 250 M€. Explication : « l’entreprise a fait face à la vente massive de titres par les salariés en une petite dizaine d’années de près de 2 Mds€. C’est normal, les salaires, primes et intéressements sont moins bons, les gens arbitrent leur actionnariat salarié pour maintenir leur niveau de vie. »

« La truffe à l'air»

Enfin, où va l’AFM, cet ensemble majeur de l’économie française ? Barthélémy Guislain rappelle que depuis l’origine, le principe d’adaptation permanente prévaut. Après les quatre usines initiales de fil à tricoter, l’aventure s’est poursuivie avec Phildar, qui comptait « presque autant de magasins qu’il y avait de villages en France ». Un paysage complètement révolu bien sûr. « Aujourd’hui, ce qu’est l’AFM, c’est considérable mais il existe un risque si on n’engage pas résolument la transformation. C’est une obligation dans les entreprises familiales », insiste Barthélémy Guislain, qui évoque certes la décarbonation et la transformation numérique, mais bien au-delà. « La transformation, c’est d’abord un modèle de solidarité, mais c’est aussi avoir les yeux grands ouverts, la truffe à l’air pour sentir les tendances et aller le plus vite possible dessus.»

Ce qui a conduit il y a quelques années Auchan à nouer un accord avec Alibaba pour digitaliser 650 magasins en Chine, vendus depuis. Mais ce fut l’occasion d’apprendre beaucoup. Aujourd’hui la perspective qui se dessine est celle tracée par les grandes plateformes numériques mondiales dont la marge s’opère dans la monétisation des flux de clients, le « retail media ». « Il n’y a pas de raison que ce soit la principale source de revenu d’Amazon ou maintenant de Walmart et que ça ne devienne pas une grosse source de revenus pour les commerçants français », conclut le président de l’AFM.

Boulevard Mulliez et exil fiscal ?

La famille Mulliez est régulièrement pointée du doigt, comme dans un Cash Investigation en début d’année, pour fuir l’impôt français par l’exil fiscal, des villes de Belgique frontalière étant tellement denses en familiaux que certaines rues seraient rebaptisées « rue Mulliez ».
C’est Barthélémy Guislain qui s’est institué « fact-checker » à sa façon, en précisant avec transparence la réalité : « Plus de 80% des associés familiaux sont résidents fiscaux français. Contrairement à ce que certains médias ont pu suggérer, il n’y a pas eu d’exil fiscal. Seuls 112 associés sur 1 229 descendants Mulliez sont résidents belges et cette proportion est en recul depuis 20 ans. »

LE PÉRIMÈTRE DE L’AFM

130 entreprises


Parmi lesquelles : Auchan, Leroy- Merlin, Decathlon, Boulanger, Kiabi, Flunch, Jules...

Présence dans 80 pays

620 000 salariés dont 175 000 en France (dont 40 000 dans le nord de la France)

110 000 emplois créés dans le monde depuis 2016

Plus de 4 mds € d’impôts et contributions sociales payés en France en 2024