EXCLUSIF : L'interview de Yann Vincent, président du futur géant de la batterie automobile ACC

Yann Vincent, président du futur géant de la batterie automobile ACC. Yann Vincent, président du futur géant de la batterie automobile ACC.

Le projet est si en amont qu'il n'a pas encore de carte de visite. Yann Vincent, qui fut le patron de Renault Douai et de l'ARIA (Association régionale des industries automobiles), passé depuis chez PSA, prend aujourd'hui en mains les destinées de l'énorme projet de gigafactory de batteries du futur entre Bordeaux, Douvrin et Kaiserslautern, fruit d'une joint venture entre SAFT (Total) et PSA. Il a accepté en exclusivité de recevoir Eco121 pour expliquer les enjeux de ce projet pharaonique.


Quel est le sens de ce que certains appellent l'Airbus de l'électrique ? 

Cela renvoie à une coopération entre la France et l'Allemagne sur un projet industriel d'importance, soutenu très significativement par les deux Etats et les collectivités territoriales, et à une deuxième réalité : acquérir une indépendance au niveau de l'Europe sur un composant absolument critique dans la transition énergétique. 

En quoi est-il si critique ? 

Aujourd'hui les cinq plus gros fournisseurs de batterie dans le monde, qui captent pas loin de 100% du marché, sont chinois, coréens ou japonais. Cela pose deux problèmes, le premier, c'est celui de la fourniture et la capacité à s'approvisionner, compte tenu du fait que le marché du véhicule électrique est appelé à croître de manière significative. On ne peut pas se retrouver dans une situation où il manquerait des batteries pour assembler sur les véhicules qu'on fabrique. Le second, peut être plus important, est la capacité à faire baisser les coûts de ce composant critique. 

L'essor de l'électrique est-il incontournable ? 

La réglementation sur le CO2 impose quasi mécaniquement que les constructeurs vendent de plus en plus de véhicules électrifiés : le seuil réglementaire de CO2 ne cesse de baisser au fil des années. Un véhicule thermique est au-delà de cette norme ; si on n'a pas de véhicules en dessous, permettant de réduire la moyenne, on n'a aucune chance de satisfaire la réglementation. Aujourd'hui, tous les constructeurs automobiles ont à leur catalogue des véhicules électrifiés, soit 100% électriques, soit hybrides, soit les deux.

L'énorme crise actuelle ne pourrait-elle pousser l'Europe à geler ce durcissement réglementaire ? 

On verra. Mon opinion est que ça ne changera rien. L'Union Européenne parle de green deal, qui embarque la sévérisation de la réduction des émissions de CO2. Les constructeurs ont exprimé leur opinion sur le sujet en 2018, dont notamment le président de PSA à plusieurs reprises. Il n'y a aucun désaccord sur la nécessité de réduire les émissions de CO2. Là où il y a débat et où l'opinion des constructeurs n'a pas du tout été prise en compte, c'est le rythme de cette réduction. Aucune étude d'impact sérieuse n'a été faite. Or fabriquer un véhicule thermique ou électrique, ce n'est pas du tout la même chose. Bien des équipementiers ne produisent que pour le thermique, on ne passe pas de l'un à l'autre comme cela.

 

« Si on ne peut pas en réduire le coût, le véhicule électrique restera celui de l’élite »

 

Certes, mais on ne peut pas faire l'impasse sur cette crise sanitaire qui fragilise toute l'industrie... 

Bien sûr. C'est un des enjeux majeurs de ce qu'on a devant nous et de ce que peut apporter ACC. On doit donc avoir de plus en plus de véhicules électrifiés pour respecter la norme. Le problème est qu'il nous faut des clients pour ces véhicules électriques ! Pour cela, il y a deux obstacles à surmonter ; l'infrastructure d'abord, la capacité à se recharger facilement et rapidement. Sur le rapidement, ça renvoie notamment à la technologie, les constructeurs travaillent sur ce sujet, ACC le fera aussi. Le prix ensuite : de ce point de vue, la crise n'arrange rien. Le véhicule électrique coûte aujourd'hui grosso modo deux fois le prix d'un thermique. C'est évidemment considérable ; si on n'est pas en capacité de réduire très significativement ce coût, alors le véhicule électrique restera le véhicule de l'élite. 

ACC sera-t-elle capable d'abaisser le prix de la batterie, qui vaut aujourd'hui environ 40% de la valeur d'un véhicule ? 

C'est l'enjeu : arriver grâce à la maîtrise technologique du produit, à l'excellence opérationnelle dans la fabrication, à faire baisser significativement le coût. Rapprocher le centre de production du lieu de consommation permet aussi de réduire le coût logistique. Les constructeurs font feu de tout bois, cherchent à travailler sur toutes les dimensions de coût de la voiture, c'est un enjeu absolument fondamental. Mécaniquement, les normes sur le CO2 poussent à l'électrification, mais toutes les conditions qui vont permettre que la majorité des citoyens achètent ces voitures sont loin d’être encore réunies, à commencer par l'infrastructure. 

Revenons plus précisément à votre mégaprojet ACC. Quel est le schéma global ? 

ACC est une joint venture à 50/50 entre SAFT, filiale à 100% de Total, et PSA. Elle a la responsabilité de sa propre ingénierie, son propre manufacturing, ses propres forces de vente. Evidemment, on a prévu de vendre à PSA, mais pour cela il faudra être très compétitif, sans quoi PSA ne nous achètera rien. On va aussi chercher à vendre à tous les autres constructeurs. Sur la partie engineering, on construit un centre de recherche à Bordeaux avec des laboratoires, la capacité de faire des prototypes, qui sera opérationnel en juin 2021. C'est à Bordeaux car le centre de recherche de SAFT s'y trouve et nous prévoyons des activités communes de recherche très amont. Quelques personnes de SAFT nous rejoignent et nous apportent le know how sur le produit, le process. Ils ont des brevets, ils savent très bien faire des batteries, mais pour des marchés dont les volumes sont beaucoup plus limités. Tout l'enjeu est de passer à des productions de très grande série. Nous allons conduire ensemble, SAFT et ACC, des programmes de recherche commun sur des évolutions futures. 

Vous aurez aussi une usine pilote à Nersac, en Charente. Pour quoi faire ?

Oui, les terrassements ont débuté. Le process de fabrication des batteries est extrêmement capitalistique et extrêmement pointu. Ce que l'on ne veut pas, et les concurrents pas plus, c'est lancer des unités de fabrication sans que préalablement le process ait été validé. Nersac est en modèle réduit ce que nous aurons à Douvrin puis à Kaiserslautern. On sera capable de monter jusqu'à 1Gw/h. Par comparaison, à Douvrin, la première tranche est à 8 Gw/h, ce qui permet de produire des batteries pour environ 150 000 véhicules électrifiés par an. Cette usine de Nersac produira à partir du dernier trimestre 2021. Les « gigafactories » suivront. Notre plan est de construire une tranche de gigafactory par an. Pourquoi ? Pour capturer les innovations technologiques sur le produit lui-même pour en améliorer les performances et qui peuvent avoir des incidences significatives sur le process.

Pourquoi les sites de Douvrin et de Kaiserslautern ? 

Ce sont deux usines qui font de la mécanique. La FM à Douvrin fait des moteurs essence et Diesel, Opel Kaiserslautern des moteurs diesel et de la petite mécanique. L'une comme l'autre vont voir leur activité plonger dans les années futures. Le constructeur a potentiellement un problème sur les bras. Les mêmes qui imposent la réduction de CO2 à marche forcée sont les mêmes qui demain demanderont : que faites vous pour régler le problème social ? Mais le problème social ne vient pas de n'importe où !

PSA a engagé depuis un certain temps des opérations de compactage des usines, comme à Douvrin ou Sevelnord, qui ont libéré du foncier disponible. Or notre usine est énorme, avec un besoin d'environ 40 ha. La performance sera donc meilleure que si on partait d'un greenfield. Ajoutons un dernier point non négligeable, le support très fort de la Région Hauts-de-France qui aide le projet à hauteur de 120 M€.  

On parle d'une aide globale de près de 1,3 mds € sur 5 mds, c'est considérable...

Le projet d'industrialisation des batteries sans aide des Etats n'aurait pas vu le jour. C'est tellement d'argent que même pour un constructeur comme PSA c'était beaucoup trop. C'est vraiment une approche pertinente de la nécessaire transition énergétique. Que l'on soit d'accord ou pas sur sa vitesse, cette transition est à l'œuvre. Il s'agit de l'organiser.

Que représentera Douvrin ? Les chiffres ne sont pas encore sortis...

Je ne le souhaite pas, pour une raison simple : plus l'investissement est faible, plus je suis content ! Contrairement à ceux qui pensent qu'investir beaucoup est un moyen d'être performant, au contraire. Il faut investir bien, au plus juste. Car une fois qu'on a investi, on a l'amortissement, on a le boulet aux pieds. Je veux préserver la compétitivité, ce qui est le seul moyen permettant à l’entreprise d'être pérenne.

 

« Nous sommes une solution d'avenir pour ce site qui sans cela était compromis »

 

Que représentera la première tranche à Douvrin en termes d'emplois ? 

C'est un sujet sensible. Les collectivités voudraient que nous nous engagions sur des niveaux d'emplois, ce qui est compréhensible. Mais nous sommes en phase de définition du process, ne brûlons pas les étapes ! On pourrait imaginer que des avancées sur l'usine pilote permettent d'améliorer sensiblement la performance générale. Ce qui me paraît fondamental pour Douvrin, c'est que ça doit nous permettre d'éviter ce qui aurait été un problème majeur. A quelle hauteur, je n'en sais rien, car cela dépendra notamment de la vitesse de décroissance du thermique. Mais ce qui est sûr c'est que nous sommes une solution d'avenir pour ce site qui sans cela était compromis.  

L'usine aura-t-elle recours à tout l'écosystème automobile régional ?

Il y aura d'abord la contribution d'acteurs locaux à la construction de l'usine. Ensuite sur la production en série c'est plus compliqué, car la majorité de ce qu'on achète, c'est de la chimie. On achètera à de gros opérateurs les produits permettant de faire des électrodes. Mais il y aura bien sûr des activités de maintenance, de logistique... 

La mise en route fin 2023 pour Douvrin paraît une échéance tendue, d'autant que le virus a du vous retarder ? 

Ça a un peu retardé la signature du pacte d'actionnaires. PSA a été très touché par le chômage partiel, toutes les usines arrêtées, le cash ne rentrait plus. On essaie de rattraper, car le poteau d'arrivée n'a pas changé ! Les travaux lourds vont commencer à partir de début 2022. En 2021 on aura des travaux d'adaptation du site, quelques démolitions. Kaiserslautern est un peu décalé dans le temps, plutôt 2025. Avant de lancer une tranche il faut qu'on ait pu valider le produit, le process, et alors on appuie sur le bouton. On est parti sur ACC avec un premier contrat avec PSA, qui est absolument critique. Mais dès maintenant on est en discussion avec l'ensemble des constructeurs pour savoir si l'on pourrait être l'un de leur fournisseurs. ACC sera à pleine puissance en 2030 avec 48 GW/h. Mais, inutile de dire que d'ici à 2030, on peut faire évoluer le plan !

L'agence de l'environnement dit qu'un véhicule électrique nécessite deux fois plus de CO2 à la production qu'un thermique, il y a l'extraction du cobalt au Congo par des enfants... Comment vous positionnez-vous face à ces polémiques? 

Un de nos axes majeurs sera non seulement la production de composants pour la mobilité propre, les batteries, mais aussi un process le plus proche de la neutralité carbone, inattaquable en terme de responsabilité sociale et environnementale, une traçabilité, une transparence sur le sourcing matière. On n'achètera pas de cobalt produit dans des mines artisanales ou de nickel à des producteurs qui déversent leurs déchets dans la mer etc. Vis à vis des producteurs de matière qui peuvent être potentiellement de gros producteurs de CO2, nous voulons une production respectueuse de l'environnement avec une faible émission de CO2 ou pas du tout, et la compétitivité économique. Nous ne voulons pas que la technologie propre soit réservée aux gens qui ont de l'argent. Il suffit de voir ce qui s'est passé en France avec les gilets jaunes pour comprendre que si on met sur le marché des véhicules qui sont des Tesla, on va avoir un problème.

Avez-vous des contacts avec le pôle énergie d'Amiens ? 

SAFT s'appuyait et ACC s'appuiera sur l'ensemble de l'écosystème universitaire de recherche, c'est Amiens, c'est le CEA, bien sûr. 

PSA a fait le choix de l'électrifié, d'autres croient plus dans l'hydrogène. La bataille est-elle déjà gagnée pour l'électrique ?

PSA a des activités de recherche et va mettre à la route des flottes expérimentales de véhicules utilitaires à hydrogène. L'imagine-t-on demain sur le véhicule particulier ? La réponse est non. Notamment l'infrastructure est monstrueusement coûteuse : une seule station de recharge à hydrogène coûte aujourd'hui 1 million d'euros. Il y en a quatre autour de Paris. Mais c'est évidemmentune technologie à considérer. 

Vous aviez quitté la région il y a quelques années, comment vivez-vous ce retour ? 

En fait j'y habite toujours, car je m’y plais, mais j'y suis le week-end uniquement. Et j'ai perdu tout lien avec l'activité économique, industrielle... Je ne lis même pas la Voix du Nord ! Je n'ai pas d'avis. 

Avez-vous entendu parler de la politique régionale de transition économique Rev3 ? 

Honnêtement, non. C'est évident qu'avec SAFT, le stockage d'énergie et le smart grid, il y a quelque chose à faire. 

 

LE PROJET ACC EN BREF 

JV 50/50 entre SAFT (Total) et PSA

Centre de R & D  : Bordeaux

Usine pilote à Nersac

Deux gigafactories à Douvrin (62) et Kaiserslautern (Rhénanie-Palatinat)

Production à terme  : 48 GW/h

Investissement 5 milliards d'euros

Emplois  : non dévoilés. On parle de plusieurs milliers d'emplois au total