André Pecqueur (Goudale) : "Investir dans ce métier coûte une fortune !"

A la tête de l'ancienne brasserie familiale rachetée à Heineken, André Pecqueur a repris la Goudale il y a dix ans, devenue un immense succès commercial. A la tête de l'ancienne brasserie familiale rachetée à Heineken, André Pecqueur a repris la Goudale il y a dix ans, devenue un immense succès commercial.

André Pecqueur est un de nos grands capitaines d'industrie régionaux. A la tête de l'ancienne brasserie familiale rachetée à Heineken, il a repris la Goudale il y a dix ans, devenue un immense succès commercial. Son regard sans fard sur l'évolution d'un secteur en pleine mutation.

J. K. : Le marché de la bière est en pleine ébullition. Vous l’avez vu s’effondrer avant qu’il ne connaisse la croissance fulgurante actuelle. Comment l’expliquez-vous ?

A. P. : Les gens se mettent de plus en plus à la bière, notamment de spécialité. Il y a 50 ans, les bières étaient considérées comme une simple boisson, principalement de table. Aujourd’hui, les consommateurs deviennent de vrais connaisseurs du produit. Au niveau qualitatif, on est monté d’un cran, voire plus. Si bien que lorsque vous demandez à quelqu’un ce qu’il veut boire, si vous avez une bonne bière au frais, à 50% il choisira la bière plutôt qu’autre chose. Enfin, l’image de la bière s’est nettement améliorée ces dix dernières années. Avant, c’était un produit populaire. Désormais, il se hisse au même niveau que le vin ou le champagne. Et pour cela, on doit être fiers de nos bières régionales.

Chaque année, l’offre est toujours plus importante. Le nombre de brasseries ne cesse de croître, principalement en région. Quel regard portez-vous sur cette tendance ?

Aujourd’hui, tout le monde ouvre sa micro-brasserie. Nous aussi nous avons démarré tout petit mais, pour moi, c’est un peu trop. Bien que ça ne nous fasse pas peur à titre personnel. Mais c’est trop ! Des brasseries se montent à tour de bras, avant de se casser la figure un ou deux ans plus tard, et ainsi de suite. C’est un peu sévère ce que je dis, mais c’est la réalité. Quand le consommateur se rend dans les supermarchés, il ne sait plus où donner de la tête tant il y a de bières différentes. Il est complètement perdu.

Il y a des gens qui font de bonnes bières mais qui ne sont pas réguliers dans la qualité. Or, il faut que le produit soit bon tout le temps. Je pense que les petites brasseries, celles qui brassent 500 hec- tos, peuvent exister demain si elles trouvent le bon créneau, le bon produit et le vendent au bon prix... Encore faut- il qu’elles innovent et investissent. Mais investir dans ce métier coûte une fortune !

L’investissement ne vous fait pas peur. 180 M€ rien que sur ces cinq dernières années. Est-ce une nécessité d’investir autant ?

Pour continuer à vivre et répondre à la demande de plus en plus forte, oui. Quand on a racheté Gayant, il fallait la moderniser. C’est ce qu’on a fait. Tout en gardant les recettes artisanales. On y fait très attention. Les bières de spécialité ont de l’avenir donc il faut investir dessus. Je le dis souvent, dans notre groupe, nous sommes des artisans aux moyens industriels.

C’est aussi ce qui vous permet de maintenir des prix aussi accessibles...

Exactement. On produit plus et plus vite. On brasse 24h/24h, donc on amortit plus vite que d’autres. Le prix de nos bières augmente un peu chaque année, sans que ce soit excessif. On l’explique par l’augmentation du prix des matières premières. Pour autant, il ne faut pas croire qu’on peut proposer des bières 10 ou 20% plus chères que les autres, sous prétexte qu’elles sont artisanales. Les consommateurs ne suivront pas. Ils seront prêts à mettre le juste prix si la qualité est au rendez-vous. Mais il faut savoir rester raisonnable et trouver le bon équilibre. C’est ce que les nouveaux brasseurs - et les anciens aussi d’ailleurs - doivent faire pour survivre.

Vous avez racheté la brasserie de Gayant en 2010, devenue Goudale depuis. Pourquoi ?

Goudale avait sa petite notoriété déjà à l’époque. Elle brassait 50 000 hectos. On y a cru, on s’est dit qu’il était possible de faire du bon boulot là-dedans. Alors on a beaucoup développé et on a embauché des commerciaux. Aujourd’hui, cette brasserie nous permet de proposer aux consommateurs et à nos clients toute une gamme de bières, complémentaire à celle de Saint-Omer. C’est une brasserie haut de gamme. Tandis que celle de Saint-Omer est davantage spécialisée dans les bières pils. Je pense que nous sommes les seuls en France à pouvoir proposer une cinquantaine de références. Nous avons la chance d’avoir un super maître brasseur qui est passionné et nous sort des nouveaux produits chaque année. Dans les bières de spécialité, il faut pouvoir sortir 2 ou 3 nouveautés par an, car les gens aiment changer et découvrir.

En parlant de Saint-Omer... Vous êtes redevenu indépendant depuis le rachat aux mains d’Heineken en 2008. Avez-vous des regrets ?

Quand mes frères ont vendu cette brasserie à Heineken en 1996, j’ai toujours dit à Mr Heineken que je serai candidat à son rachat. Ça s’est fait 12 ans plus tard. Chez Heineken, tout est lourd car c’est tellement gros ! On ne parle pas le même langage. Cependant, j’ai vécu une très belle aventure à leurs côtés, j’ai appris beaucoup de choses. Et non, je n’ai aucun regret. Il ne faut jamais en avoir. Être indépendant est une chance. On peut prendre des décisions stratégiques en trois minutes, investir quand on veut, comme on veut et où on veut. On a toute l’agilité nécessaire pour décider au rythme de l’évolution du marché. Je dis toujours que notre seul patron, c’est le client. Contrairement à certains, on le dit et on l’applique !

Vous représentez 70% des marques distributeurs. Quelle est votre stratégie ?

Vendre la maison, démarcher des clients... On a débuté il y a 35 ans comme négociant en vin et non comme brasseur. On a racheté la brasserie de Saint-Omer qui avait déposé le bilan. On s’est dit que si on faisait 300 000 hectos c’était déjà très bien ! Petit à petit, on a grimpé. Jusqu’à proposer un taux de service irréprochable. Au départ, j’étais le seul commercial. On en a une trentaine aujourd’hui. On a la rage de vaincre, la passion du métier et des êtres humains. Nos maîtres-mots sont le service et la qualité. Mais la réussite ne relève pas que de moi, c’est nous tous, avec les 750 salariés.

Quel est le secret de votre réussite ?

Ne pas faire de plan. Vivre au jour le jour et quand le train passe on monte à bord. Quitte à prendre des risques. On ose entreprendre. On ose construire un bâtiment de 24 000 m2 en pleine crise sanitaire (rire). C’est ça la vie d’un entrepreneur ! Combien de fois on m’a dit que j’étais complètement cinglé d’investir autant chaque année. Je l’ai toujours fait, même quand ça allait mal car j’estime qu’il y a toujours de l’avenir. Notre production est très importante. Mais dans notre tête, on reste tout petit. Beaucoup trop de gens ont cru qu’ils avaient réussi et ont été rachetés par la suite. J’ai été marqué par cela toute ma vie. Nous-mêmes nous avons racheté des entreprises qui étaient plus grosses que nous à l’époque.

Tous les jours on se dit qu'on est bon, mais qu’il faudra le rester dans cinq ans. Ma philosophie : ne jamais se reposer sur ses acquis et ne jamais croire qu’on est arrivé au sommet. Monter c’est dur, mais la descente peut être ultra rapide.

Quel est l’impact de la Covid sur votre activité ?

On ne connaît pas la crise. Le groupe a battu des records puisque nous sommes à +43% de croissance entre 2020 et cette année. Les cafés ont malheureusement fermé et les gens ont davantage consommé à la maison. Nous vendons en grande partie dans les réseaux de grande distribution de France. Ce qui explique cela. On est bien classé car on in- vestit tous les ans pour rester les numéros 1 en prix de revient et en qualité.

Investir pour produire plus, c’est une chose. Mais le faites-vous également pour être plus vertueux ?

C’est vrai que l’activité brassicole est gourmande en énergie. Notamment en eau puisqu’il faut en moyenne 4 à 6 litres d’eau pour 1 litre de bière, selon les process. Saint-Omer et Goudale sont de grosses brasseries, donc on pollue beaucoup, c’est vrai aussi. Mais on y est très attentif. Chaque investissement est une occasion pour optimiser nos économies d’énergie et d’eau dans notre production. L’eau que nous utilisons par exemple provient de nos propres forages à Saint-Omer. Sur le nouveau site de Goudale, nous avons installé tout un système qui nous permet de fabriquer 1 litre de bière avec 3 litres d’eau, contre 9 litres auparavant. Nous possédons également notre propre station de traitement des eaux usées. Ainsi qu’une station de méthanisation, toujours à Arques, avec laquelle on produit du méthane qui est revendu et réinjecté dans le réseau local. On est en train d’en construire une seconde.

Autre sujet vertueux, la consigne. Pensez-vous qu’elle puisse avoir un avenir dans la filière brassicole ?

Pour nous, cela relève du rêve ! Nous livrons toute la France. A notre échelle, c’est impossible et ingérable. Il nous faudrait au moins trois laveuses pour nettoyer les bouteilles, faire rouler des camions vides, acheter des caisses de transport, etc. En revanche, les petites brasseries qui livrent leurs bières dans un rayon de 20 ou 30 km autour de leur établissement peuvent éventuellement tenter de consigner des bouteilles. A voir. Là encore, c’est un investissement non négligeable.

Lorsque nous étions négociants en vin, nous étions très portés sur la consigne de bouteilles. Je me suis battu là-dessus car je trouvais que c’était bien de pouvoir les réutiliser. Mais à l’époque, l’Etat m’a dit que j’allais consommer de l’eau, faire rouler des camions et tout ce qui s’en suit, alors que les magasins ne voulaient plus de verre consigné. Ça m’a marqué jusqu’à présent. Quand je mets mes bouteilles en verre dans les bennes de recyclage, je me dis que c’est bien dommage. Surtout au prix que ça coûte pour les fabriquer !

Où vous voyez-vous demain ?

Dans un an, on sera un groupe de 800 personnes et on fera 5,5 millions d’hec- tolitres. A plus long terme, on se voit grandir encore un petit peu, mais gen- timent. On prend tout ce qu’on peut prendre... mais on n’a pas besoin de de- venir des monstres. Si on reste au stade actuel, ça nous irait aussi.

Et la filière, quel avenir lui projetez-vous ?

Elle continuera à se développer. Il y a de l’avenir pour la bière. A condition de faire de la très bonne bière. On y revient, c’est la qualité qui nous sauvera sur un marché qui devient de plus en plus concurrentiel. Il faudra oser et vouloir investir. Toujours. Tout en faisant attention aux quarts de centimes. La région a tous les atouts pour réussir. Désormais, le Grand-Est n’est plus un problème.

A lire aussi : Dossier bières. Brasseries régionales : le trop-plein ?

Chiffres clés

180 M€ investis depuis 2016

+5 millions d’hectos produits en 2020

750 salariés

350 M€ de CA consolidé pour les brasseries de St-Omer et Goudale