Dossier bières. Brasseries régionales : le trop-plein ?

Après 30 années de déprise, et après 18 mois de crise sanitaire, le secteur de la bière a de nouveau le vent en poupe. Après 30 années de déprise, et après 18 mois de crise sanitaire, le secteur de la bière a de nouveau le vent en poupe.

Après 30 années de déprise, et après 18 mois de crise sanitaire, le secteur de la bière a de nouveau le vent en poupe. Projets et investissements se multiplient. A telle enseigne que le trop plein menacerait même. Il faut plus que jamais se différencier. Le secteur cherche à restaurer une filière complète, du champ à la pinte.

Quel est le point commun entre Le Singe Savant à Lille, Le Derby à Lens, la Brasserie de Vaucelles à Les Rues-des-Vignes, celle de Mai à Carvin, Tandem à Wambrechies, la brasserie Cambier à Croix ou encore la Brasserie des 4 Ecluses à Dunkerque ? Après 30 ans de reflux, tel le phœnix renaissant de ses cendres, ces brasseries incarnent le renouveau du marché de la bière. Depuis quelques années, ce dernier renoue en effet avec une croissance tirée par les brasseries et micro-brasseries qui naissent ou se développent sur le territoire régional. A chacun sa spécialité, son brassin, son histoire, pour assouvir la soif de consommateurs, devenus d’aussi fins connaisseurs que ceux du vin, en recherche constante de nouveautés et si possible en local.

Cette belle dynamique a toutefois été très secouée par la crise sanitaire et la perte de nombreux débouchés, du fait des fermetures de bars, hôtels et restaurants. L’année Covid laissera des traces (lire encadré ci-dessous).

Aujourd’hui, quel est l’état du marché ? L’an dernier, au national, la bière aurait reculé d’au moins 10%, juge Maxime Costilhes, délégué général de Brasseurs de France. « Un première depuis 2015 due à la fermeture du réseau CHR », complète François Schotté, associé KPMG à Valenciennes. a contrario, la grande distribution a vu, sur la même période, ses ventes brassicoles bondir de 10 à 15%. « Cela fait quelques années que ce réseau de distribution suit de très près la tendance en forte hausse du circuit court et du local ». Avec notamment l’installation de leur propre cave à bières.

Boom des vocations

L’engouement du consommateur pour les brasseries locales ne se dément pas, suscitant même un boom des vocations. En dix ans, le nombre de brasseries a plus que triplé : la deuxième région brassicole du pays après Grand Est compte à ce jour 170 brasseurs (sur les 2 300 de France), contre moins de 50 en 2010. +240% ! Dans les bars, chez les cavistes comme dans les rayons de grande distribution où les bouteilles s’entrechoquent, cette tendance est très visible.

Les références se multiplient, les projets artisanaux ou industriels aussi. Au point que certains s’interrogent sur la capacité du marché à absorber tous ces nouveaux entrants et les hausses de production. « On trouve aujourd’hui une quinzaine de bières régionales en grande distribution, lorsqu’il n’y en avait que trois il y a sept ou huit ans », confirme Nicolas Lescieux, cofondateur de L’Echappée Bière, agence lilloise de tourisme brassicole, née en 2014. "Nous sommes très surpris du nombre de personnes qui veulent ouvrir leur brasserie. ou du nombre de brasseries qui investissent pour doubler voire tripler leur production". A l’instar de Moulins d’Ascq qui finalise ce mois-ci l’installation d’une nouvelle unité de 1 600 m2 la Haute Borne (photo ci-dessus) 22 000 hectos annuels.

« Il y a beaucoup trop de micro-brasseries en région. Demain, il y aura une sorte de sélection naturelle et les moins bons fermeront », anticipe André Pecqueur, patron des Brasseries de Saint-Omer et de la Goudale, lui-même engagé dans un programme d’investissements considérables de 180 M€ en cinq ans, digne de l’automobile. Une recette gagnante pour créer une logique d’automatisation et d’effet volume, pour développer ses bières sous marques distributeurs (dont il détient 70% du marché) et sa bière phare depuis le rachat il y a dix ans des Brasseurs de Gayant, la Goudale. Le brasseur audomarois, qui pèse désormais 25% du marché national à lui seul, poursuit d’ailleurs ses investissements à marche forcée à Arques avec 30 M€ supplémentaires programmés cette année pour de nouvelles cuves (installées fin mars) et une nouvelle ligne d’embouteillage attendue cet automne.

400 hl minimum pour la rentabilité

Mais quid des petits acteurs ? D’après le syndicat Brasseurs de France, les deux tiers des brasseries du pays peinent déjà à produire les 400 hectolitres nécessaires à la rentabilité. En raison notamment d’un outil de production insuffisant et/ou inadapté, observe François Schotté. « Brasser est un métier très artisanal aux moyens industriels. Il nécessite une stabilité rigoureuse du produit et donc des investissements lourds qui engagent pour 8 ans minimum. C’est toute la difficulté des micro-brasseries », dit-il.

« Est-ce que ça vaut vraiment le coup de se lancer avec seulement 20 K€ en poche, se verser un smic ou moins pendant des années ? Je ne pense pas. Mieux vaut faire autre chose ! La pandémie nous l’a encore prouvé, le nerf de la guerre reste la trésore- rie et la priorité l’investissement », lance Vincent Bogaert, patron de Page 24 à Aix-Noulette et président du syndicat Brasseurs Hauts-de-France.

Pour autant le représentant des brasseurs régionaux reste positif avec un argument massue : « On ne consomme que 33 litres de bière par an et par habitant en France ». La lanterne rouge de l’Union Européenne. « On peut encore augmenter notre production et accueillir de nouveaux acteurs », juge-t-il. Comment ? Il faut bien sûr une bière de qualité, de l’innovation et de l’investissement. Mais aussi savoir se différencier, aller chercher le consommateur local. C’est le credo de l’agence L’Echappée Bière.

Elle a grandi et étoffé son offre au même rythme que l’évolution du marché de la bière, autour d’une expérience : rencontrer, échanger, déguster, en rapprochant brasseurs et grand public. Pas un projet ne sort désormais sans proposer la visite des coulisses des brasseries. « L’accueil complète l’expérience client. et les gens sont de plus en plus demandeurs, explique Nicolas Lescieux. On milite aussi pour la vente en direct dans les brasseries, c’est l’avenir ! »

« Tout le monde doit s’y mettre, c’est essentiel. Les gens veulent aller voir la production, déguster, échanger. c’est un métier convivial », rajoute Vincent Bogaert. Selon lui, « il faudrait que l’on exploite davantage le concept de groupes hub façon 3Brasseurs (filiale de l’AFM, ndlr) mais en plus artisanal. C’est très répandu aux Etats-Unis ou au Canada mais on est en retard en France ». L’avantage ? Moins de concurrence et une expérience client 360° ; visite, boutique, brasserie-restaurant, le tout in situ. « Dans un canton qui compte cinq brasseries, si vous êtes la seule à proposer la restauration dans votre établissement, vous créez un nouveau marché », estime Vincent Bogaert. C’est le pari de la beer’s factory de Saint-André-lez-Lille Brique House depuis son ouverture en mars 2020.

Au-delà des initiatives individuelles, la filière régionale mériterait sans doute un volontarisme plus important : une Cité de la bière est en gestation depuis de nombreuses années avec le soutien de la Région. La production de houblon local, tombée à un niveau très faible, est aussi un enjeu important. Les Hauts-de-France ne comptent plus que sept houblonniers, produisant chaque année 45 tonnes sur 36 hectares, contre 250 hectares en 1985. Bien trop peu pour le marché régional. Résultat, 80% du houblon utilisé chez nous provient de Belgique, d'Allemagne voire ... des Etats-Unis ! Depuis 2019, les Chambres d’agriculture des Hauts-de-France poussent cette potentielle filière locale qu’elles jugent rentable, pour un investissement de l’exploitant de 90 K€ pour le premier hectare, et 18 K€ pour les suivants.

De quoi recréer une vraie filière verticale, du champ à la pinte, et jouer ainsi la carte de l’identité locale.

La Covid met la filière sous pression

La Covid a chahuté le marché brassicole jusque dans les hautes sphères. Le numéro deux mondial de la bière industrielle Heineken a par exemple essuyé une perte nette de 204 M€ l’an dernier, et vu ses ventes dégringoler de 17% (23 Mds€). Conséquence, le brasseur néerlandais - qui avait déjà annoncé une restructuration en octobre dernier - prévoit la suppression de 8 000 postes dans le monde (sur un effectif total de 84 000), dont 85 en France. En région, la fermeture des bars, bistrots et restaurants a également mis la filière sous haute pression. Au premier confinement, le gouvernement a débloqué une enveloppe pour combler une partie des coûts de destruction. 4,5 M€ pour la filière... nationale. « C’est à dire, rien ! On fait clairement partie des grands oubliés de cette crise », déplore le président des brasseurs locaux Vincent Bogaert. Depuis, aucun autre dispositif de soutien à la filière n’a été annoncé.

L’an dernier, pour s’en sortir, les brasseurs de la région se sont détournés des bières en fûts (dont la péremption est rapide) pour en vendre davantage en bouteilles. Les réseaux de distributions se sont réorganisés. Certains brasseurs se sont mis au numérique et au click & collect. D’autres à la vente chez les cavistes ou en grande distribution pour la première fois. Mais toutes ces initiatives n’ont pas suffi à minimiser les pertes de chiffre d’affaires estimées entre 20 et 50% pour 2020. Après une reprise rapide au printemps dernier, tous n’espèrent qu’une chose : éviter un énième reconfinement. 

> A lire aussi dans notre dossier "Bières régionales : Le trop-plein ?" :

- Entretien avec André Pecqueur (Brasserie de Saint-Omer et Goudale) : "Investir dans ce métier coûte une fortune !"

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