Le monde du travail fait sa révolution


8h du mat' et ça roule sur l'A1 ! En ce mois d'avril 2030, la longue procession de salariés tentant de rejoindre Lille, pare-chocs contre pare-chocs, n'est plus qu'un lointain souvenir. Car le monde du travail a profondément changé. Finies les 35 heures, la cantine d'entreprise et l'employeur unique. Le bureau est devenu nomade ; le télétravail est entré dans les mœurs ; les horaires sont devenus flexibles. Les travailleurs multiplient les missions, souvent en freelance. Quant aux robots, ils ont accepté d'assurer les tâches les plus répétitives mais ont toujours refusé de passer des heures dans les bouchons...

Vous êtes sceptique ? Pourtant, de nombreux experts prédisent une mutation profonde du monde du travail dans les dix prochaines années. Ainsi, France Stratégie explique que "des changements d'une ampleur inégalée s'annoncent, susceptibles de transformer notre réalité comme la révolution industrielle l'a fait en son temps" (1). Cet organisme rattaché au Premier ministre prévient : "L’attention semble aujourd’hui se focaliser sur les ruptures technologiques, la robotisation ou l’intelligence artificielle. Pourtant, peu de changements sont susceptibles d’avoir autant d’impact que les évolutions en matière d’organisation du travail".


10 % d'indépendants


Pour comprendre ces évolutions, il faut s'intéresser de près aux travailleurs indépendants. Selon l'Insee, leur nombre augmente depuis 2001 et plus encore de- puis 2008 avec la création du statut d'autoentrepreneur. Ils sont près de 180 000 dans les Hauts-de-France et 2,8 millions dans l'hexagone. "La France compte 90 % de salariés et 10 % d'indépendants, récapitule François Geuze, expert RH installé à Lille. c'est à l'intérieur de ces 10 % que les changements sont les plus profonds : les nouveaux supports technologiques créent de nouveaux modes de travail, à la fois plus autonomes et plus collaboratifs".
Parmi ces indépendants, les agriculteurs, commerçants, artisans et professions libérales. Mais aussi toute une frange de nouveaux métiers, nés avec les outils numériques. De nombreux informaticiens et développeurs choisissent ainsi de ne pas passer par la case CDI,profitant du dynamisme de leur secteur d'activité. "J'ai réalisé mon objectif de devenir cheffe de projet web en deux ans, témoigne Carole Lavocat, une auto-entrepreneure qui partage sa vie entre Soissons et Paris. Je ne crois pas que cela aurait été possible d'évoluer si vite dans le cadre d'un contrat de travail classique". D'autres optent pour un statut d'indépendant parce que leur métier n'existe pas encore. "Ma spécialité est de créer des espaces collaboratifs liés au numérique et au travail en réseau", explique Julien Lecaille. À 43 ans, cet "électron libre" crée son activité au sein d'Opteos, une coopérative basée à Euratechnologies. "Le but du jeu, c'est d'avoir assez de volume pour fournir un salaire correct", résume-t-il.


Pas de collègues mais des "coworkeurs"
Multipliant les employeurs et les missions, cumulant parfois plusieurs métiers, ces nouveaux indépen- dants n'ont pas de point d'attache. "On travaille un peu tout le temps, un peu partout, souvent sans faire la distinction entre les temps privés et professionnels", décrit Julien Lecaille. Alors, pour éviter de transfor- mer leur salon en bureau, beaucoup rejoignent des "tiers lieux". "Les espaces de coworking se multiplient, portés par des associations, des collectivités et désormais des acteurs privés", rapporte Emmanuel Duvette, président de Pop Place, une société qui crée ce type de lieux.
Il y en aurait près de 600 en France. À Lille, Saint-Omer ou Valenciennes, ces espaces de travail partagé rassemblent des développeurs, des architectes, des graphistes, des consultants RH, des spécialistes du dé- veloppement durable... Ces professionnels font plus que partager des bureaux. Ils nouent des relations d'amitié et échangent des services et des compétences, en fonction des projets du moment.

Un modèle qui inspire les entreprises
Les entreprises s'intéressent de près aux tiers lieux.
"Elles viennent chercher dans cet écosystème des compétences, des profils, des expertises qu'elles n'ont pas, explique Emmanuel Duvette. Certaines délocalisentleurs équipes deux à trois jours par mois dans un espace de coworking, pour les extraire du quotidien. D'autres y installent des salariés à demeure". Le groupe de protection sociale Humanis a fait ce choix à Amiens.
D'autres employeurs, comme Bouygues Immobilier ou la Société Générale, tentent d'aménager des espaces de coworking dans leurs locaux, espérant recréer l'atmosphère foisonnante des tiers lieux. Ils expérimentent aussi le "flex office", mettant fin au bureau fixe: les salariés arrivent le matin avec leur ordinateur portable, s'installent sur les tables libres et se réunissent en fonction des besoins. Un modèle d'organisation souvent mal vécu quand il est imposé.

"Les entreprises expérimentent aussi de nouvelles formes managériales, en laissant plus d'auto- nomie à leurs salariés", relève Cindy Lemettre, chargée de mission à l'Aract dans la région. Engie valorise par exemple l'esprit d'entreprise de ses salariés en leur proposant de devenir des "intrapreneurs" : un moyen de les fidéliser tout en profitant de leurs bonnes idées. D'autres sociétés tentent de réduire au maximum le poids de la hiérarchie : ainsi, les "salariés libérés" de l'entreprise de services à la personne Vivat organisent eux-mêmes leur travail au niveau local.


Des intellos et des coursiers précaires
Le salariat est une invention récente, comme le rappelle France Stratégie dans un autre rapport. Peut-il disparaître demain ? "Je ne crois pas, tempère François Geuze. L'entreprise est une aventure collective, pas une bande de mercenaires. De plus, le recours au travail indépendant est lié aux âges de la vie. Les plus jeunes s'y plaisent tant qu'ils n'ont pas de prêt immobilier ou de charge de famille. Mais ensuite ils ont envie de revenir à un schéma plus classique, pour ne pas être obligé de manger des pâtes tous les jours quand les contrats ne rentrent pas..."


En effet, la liberté du freelance est souvent synonyme de précarité. Aucun métier n'est à l'abri. Dès 2001, Anne et Marie Rambach ont mis en lumière le destin des jeunes diplômés qui n'arrivent pas à vivre de leur travail, dans un livre intitulé "Les intellos précaires" (Fayard). Chercheurs, journalistes ou traducteurs, ils sont "entreprenants", "créatifs" et "super-doués, sauf pour se trouver une place de salarié", résumaient-elles. Ajoutant : "sur le long terme, leurs droits sont inexistants, partiels ou dérisoires".
Le régime d'auto-entrepreneur n'a rien arrangé. Ployant sous le poids de leurs sacoches aux couleurs de Deliveroo ou UberEats dans les rues de Lille et Amiens, les livreurs en vélo peuvent en témoigner. Ces auto-entrepreneurs sont censés n'obéir qu'à eux-mêmes et avoir la liberté de leurs horaires. En réalité, ils sont subordonnés à une plateforme numérique et n'ont que très peu de droits. "Cette forme de travail est une arnaque grossière qui marie la sous-traitance et l'intérim, accuse Jérôme Pimot, ancien Deliveroo devenu militant anti-ubérisation. Les jeunes deviennent livreurs à vélo ou VTc pour échapper au chômage. Mais ils s'aperçoivent très vite que la rémunération à la tâche les prive de leurs droits sociaux". À Lille, Yanis M. (2) confirme : "Quand je prends mon vélo pour uberEats ou stuart (une filiale de la Poste), je prends des risques mais je ne suis pas couvert en cas d'accident ou d'arrêt maladie. Et je n'ai pas de congés payés".

Garantir une protection sociale
Heureusement, des solutions émergent pour sécuriser les travailleurs indépendants. "C'est une nécessité absolue car un jeune qui entre aujourd'hui sur le marché du travail devra probablement cumuler des formes d'emploi différentes pendant sa vie professionnelle", estime Sandrino Graceffa, dirigeant de SMart. Née en Belgique, cette coopérative compte 85 000 "entrepreneurs salariés" dans neuf pays européens, dont la France. Ses membres (graphistes, réalisateurs, musiciens, urbanistes...) convertissent leur chiffre d'affaires en revenu salarié, bénéficiant d'une protection en cas d'accident du travail, de maladie, de chômage ou de retraite. Ils ont aussi accès à des espaces de coworking, comme La Grappe à Lille, et bénéficient d'un fonds de garantie en cas d'impayé.


Avec d'autres, Sandrino Graceffa s'appuie sur cette expérience pour essayer de faire bouger les lignes. "Il faut rattacher les droits sociaux à la personne – et non plus au type de contrat ou au mode de travail", plaide-t-il. Les gouvernements européens ont adopté en novembre 2017 un texte qui définit un "socle commun des droits sociaux". Une avancée ? "Ce n'est pas la panacée mais c'est un premier pas vers une Europe sociale, commente le dirigeant de SMart. Il faut aller plus loin en étendant les congés maternité et paternité ou le principe du salaire minimum." Une piste qui permettrait d'aborder avec confiance les mutations du monde du travail.


(1) Dans son rapport "Imaginer l’avenir du travail - Quatre types d’organisation du travail à l’horizon 2030", avril 2017.
(2) Il a préféré garder l'anonymat.

 

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