Interview de Jean-René Lecerf: " Si nos départements se retrouvent sous tutelle, cela veut dire que nous sommes la Grèce."

Vous évoquez la situation critique du de?partement depuis des mois. Pourriez-vous e?tre amené à ne plus pouvoir payer le RSA ni vos fonctionnaires ?
Nous sommes dans un pays qui se trouve e?tre dans une crise sans pre?ce?dent. LEtat sest de?charge? tre?s largement sur les de?partements dun grand nombre de politiques sociales. Aujourdhui, au travers du prisme du de?partement, le vrai proble?me qui se pose nest pas celui de la survie du de?partement mais de savoir si notre pays est encore en capacite? dassumer les politiques sociales et de solidarite?. Et donc de savoir si nous sommes la Gre?ce ou au mieux le Portugal ou lEspagne. Ou si nous sommes toujours un des principaux pays e?conomiques du monde ou en voie de sous-de?veloppement.
Si la loi e?tait respecte?e, ce de?partement serait mis sous tutelle puisquil nest pas capable de faire face a? ses de?penses obligatoires. Nos pre?de?cesseurs avaient budge?te? 11 mois de RSA sur 12 et en avaient pre?venu l'E?tat. Le reproche que je leur fais, cest davoir agi comme si tout allait bien en accumulant les impasses pour leurs successeurs. Je me retrouve avec des dettes importantes, des de?penses obligatoires qui ne sont pas finance?es et des indicateurs apocalyptiques. Le pourcentage de le?pargne brute sur les recettes de fonctionnement est de lordre de 2%. Pour le ratio de de?s- endettement, il faudrait plus de 20 ans pour rembourser nos dettes en ne faisant plus aucun investissement. Des engagements tre?s souvent respectables ont e?te? pris comme les 200M promis pour le canal Seine Nord Europe, le de?veloppement de la fibre nume?rique, le plan campus. Je veux bien honorer ces promesses, encore faudrait- il que je sois capable de financer mes de?- penses strictement obligatoires, celles en personnel et les allocations de solidarite?. Je vais pre?voir a? nouveau 11 mois sur lexercice 2016, dont le mois de de?cembre de 2015.
Vous refaites ce que vous reprochez à vos prédécesseurs...
Javais critique? mes pre?de?cesseurs de lavoir fait dans la clandestinite?. Ils avaient pre?venu les services de l'E?tat mais pas lopposition ni me?me la majorite?. Le RSA des mois de novembre et de de?cembre va e?tre paye? par la Caf. Je vais renouveler cette ope?ration parce que je ne peux pas faire autrement.
Cela concerne-t-il seulement le RSA ou les autres allocations individuelles de solidarite? ?
Cela ne porte que sur le RSA qui est vraiment lallocation qui nous plombe. LAllocation Personnalise?e dAutonomie ne?volue pas. Je suis dailleurs loin de men re?jouir car si elle ne?volue pas cest parce que ce de?partement est celui ou? lespe?rance de vie est la plus faible. La Prestation de Compensation du Handicap e?volue mais les sommes ne sont pas du tout comparables. Si nous avions e?te? amene?s a? payer linte?gralite? du reste a? charge du RSA non compense? par lEtat en 2015 nous aurions du? aligner 288 M. Nous en avons paye? 60M de moins. Le montant restant nous lavons mis sur lardoise. Je vais renouveler cette situation en 2016. Depuis trois ans, laugmentation annuelle du RSA a oscille? entre 50 et 60 M. Je pense que nous sommes dans une pe?riode de ralentissement de la hausse. 60M cest le cou?t mensuel du RSA. Cela veut dire que si je prends des liberte?s sur deux mois cest 120 M de de?penses obligatoires dont jassume le fait que je ne pourrais pas les financer sur lexercice 2016.
Il y a donc eu un de?faut danticipation et danalyse de la part des acteurs ?
Beaucoup de mes colle?gues pensent que le souhait de l'E?tat e?tait une re?forme administrative beaucoup plus muscle?e que celle finalement vote?e dans la loi NOTRe, qui pre?voyait a? lorigine un ren- forcement de deux niveaux : Lintercommunalite? et la re?gion. Les de?partements devaient e?tre de?vitalise?s, selon lexpression du secre?taire d'E?tat Andre? Vallini. Mais ce nest pas le gouvernement qui vote la loi, cest le Parlement. Et il a maintenu les communes et les de?partements avec lessentiel de leurs compe?tences. La seule ve?ritable e?volution qui limite les compe?tences de?partementales sest faite au profit des me?tropoles. Et dans le Nord, je nai pas limpression que mes colle?gues de la MEL aient la volonte? dengranger des compe?tences nouvelles importantes. Ils ne veulent pas toucher au social.
" J'ai l'impression que l'actuel gouvernement attend de passer la patate chaude au suivant"
Avez-vous commencé à défricher le terrain avec la MEL ?
Cest la loi. Nous avons commence? des ne?gociations avec la MEL dans un e?tat desprit constructif. La loi pre?voit que si on ne trouve pas daccord avec la MEL, lensemble des compe?tences sera transfe?re? a? lexception des colle?ges. Pour la MEL, c?a serait la pire des solutions! Nous nous orientons pluto?t, en prenant le temps de la re?flexion, vers un transfert de compe?tences relatif par exemple a? la pre?vention spe?cialise?e, au fond de solidarite? logement, a? la compe?tence sport, culture tourisme. Mais ce sont pour le moment des discussions. Je passe sur la voirie qui est automa- tique et obligatoire. Jai cru comprendre que la MEL ne souhaitait pas un transfert inte?gral, au moins la compe?tence sur les grands axes comme la rocade Nord-Ouest. Pour moi, sil y a transfert, il y a transfert. Il vaut mieux e?tre pre?cis et simple.
Le gouvernement souhaitait une re?forme en profondeur de lorganisation administrative, sa majorite? ne la pas suivi. On a quelque fois limpression quil y a une volonte? de revanche. Puisque le gouvernement nest pas ar- rive? a? la mort juridique il essaye le?tranglement financier. Jai limpression que lactuel gouvernement attend de passer la patate chaude au suivant. Cest assez terrible. Quand je dis que je ne peux pas pre?voir la totalite? de mes de?- penses obligatoires, je devrais encourir les foudres de l'E?tat qui devrait me menacer de la mise sous tutelle. Cest linverse qui se passe. Cest moi qui menace l'E?tat de la mise sous tutelle. On me dit : « Ce nest pas grave Monsieur le Pre?sident. Lessentiel cest que vous honoriez vos engagements sur Seine Nord Europe, que vous repreniez un peu dinvestissement, que vous aidiez le BTP. »
Le Nord est-il le département franc?ais qui pose le plus de difficultés ?
Cest dailleurs pour c?a quil a e?te? le plus aide? par laumo?ne accorde?e par lEtat. Nous avons engrange? a? nous tout seul 11M sur 50millions daides durgence aux De?partements. Il nous a laisse? en- tendre quil e?tait pre?t a? en octroyer dautres en 2016. Mais 11M pour le de?partement du Nord cela repre?sente ... 4,8 jours de RSA.
Mais nous sommes beaucoup moins seuls que par le passe?. Lanne?e dernie?re, le de?partement e?tait le seul a? ne pas avoir pre?vu linte?gralite? du versement du RSA. Nous serons une trentaine au minimum cette anne?e. La CAF commence a? se retourner vers lEtat vu la charge financie?re que repre?sente le non paiement inte?gral du RSA par les de?partements. Quand ce?tait le de?partement du Nord on pouvait trouver avec l'E?tat des re?ponses adapte?es. Si ce sont 30 de?partements...
Votre collègue Dominique Bussereau, président de lassemblée des départements de France a parle? de guerre totale avec l'Etat. Cela peut-il déboucher sur une crise institutionnelle ?
Le proble?me est celui de la capacite? de l'E?tat a? assumer ses politiques sociales. Si le de?partement du Nord, ceux de la grande couronne parisienne, le Pas-de-Calais, la Somme ou lAisne, et dautres encore, se retrouvent sous tutelle, cela veut dire que nous sommes la Gre?ce.
Il y a aussi la question de la dotation globale de fonctionnement qui continue à être re?duite...
Entre 2014 et 2017, le de?partement du Nord aura perdu 128M de DGF. Sur lexercice de 2016, je fais 100M de?conomie. Cela hurle partout ! Jai rec?u des courriers de directeurs dEHPAD un peu manipule?s par la Fe?de?ration hospitalie?re de France demandant si je veux que lon coupe le chauffage dans les maisons de retraite ou diminuer les rations ! Je propose des solutions qui ne me paraissent pas totalement stupides comme une de?shabilitation partielle de certains lits a? laide sociale. Ne pourrait- on avoir dans certains secteurs moins en difficulte? un certain nombre de construction de nouveaux EHPAD avec deux prix de journe?e ? Un pour les personnes a? laide sociale, et un pour les autres. Navons-nous pas dans les communes des prix diffe?rencie?s pour la res- tauration scolaire ou encore pour les centres de loisirs ? Apre?s tout, est-ce que ce nest pas la fraternite? re?publicaine qui le demande ?
Comment réagissent vos interlocuteurs ?
Nous avons des re?sistances a? tous les e?tages mais aussi une tre?s grande responsabilite? de la part dorganisations comme lUriopss qui comprennent que ce nest pas un choix mais lobligation pour ne pas mourir de baisser de 5% au maximum lensemble de ces subventions de fonctionnement. Nous avons de?veloppe? partout ou? ce?tait possible les CPOM, les contrats pluriannuels dobjectifs et de moyens. Nous avons impulse? des ide?es nouvelles. En de?cembre 2015, trois de?libe?rations cadres ont e?te? adopte?es qui sont une re?volution au niveau des compe?tences sociales du de?partement. Linsertion avec la politique de remise a? lemploi des allocataires du RSA est en train de se mettre en place. Sur laide sociale a? lenfance, la diminution du placement judiciaire au profit dinterventions e?ducatives a? domicile faites dans linte?re?t des enfants et qui cou?tent nettement moins cher. Et la substitution a? la politique PAPH (personnes a?ge?s et personnes en e?tat de handicap) dune politique dautonomie ou? nous multiplions des initiatives plus porteuses de qualite? de vie pour les personnes et beaucoup moins che?res. La mutualisation de la PCH est une ide?e mise en uvre dans des de?partements de droite comme de gauche. En pe?riode de difficulte?s, il y aussi un aiguillon a? linnovation et a? limagination.
Dans le cadre contraint de laction publique, pouvez-vous obtenir des résultats rapides ?
Nous navons pas beaucoup le choix. Je suis contraint de mettre en uvre rapidement des re?formes coperniciennes ou de disparai?tre. Jai des relations difficiles avec un certain nombre de syndicats. Pourquoi ? Parce que jannonce que lon va passer aux 35 heures ! Moi, je veux appliquer la loi Aubry qui ne le?tait pas. Nous e?tions pluto?t a? 33 heures. Une intersyndicale sest constitue?e qui veut bien discuter avec moi a? condition que le the?me de la discussion soit labaissement du temps de travail... Il faut briser les bulles. Je comprends que c?a ne soit pas facile pour des repre?sentants du personnel de casser leurs me?thodes de re?flexion. Il marrive de leur demander sils ont lu le dernier bouquin de Fillon ou les dernie?res de?-clarations dAlain Juppe? ou dEmmanuel Macron qui disent que dans les 15 jours apre?s la prochaine pre?sidentielle on mettra a? 39 heures tout le monde y compris la fonction publique territoriale. Passer a? 35 heures repre?sente le?conomie denviron 400 emplois. Cela veut dire que je peux plus facilement ne pas remplacer les personnes qui partent en retraite et essayer de re?e?quilibrer les personnels du de?partement en fonction de la difficulte? des ta?ches quils ont a? accomplir. Dans les services sociaux, des gens sont totalement de?borde?s et e?crase?s de travail. Encore plus dans certaines Unite?s territoriales de pre?vention et daction sociale. Il y a des re?e?quilibrages et des abondements de personnels a? faire dans certains secteurs et des diminutions dans dautres. Le passage au mieux a? 1603 heures cest a? dire aux 35 heures annuelles est aussi un geste montrant quune collectivite? publique ne peut pas rester dans une bulle le jour ou? il y a Vallourec. Nous sommes aussi amene?s a? e?voluer.
" L'interpénétration de la culture d'entreprise et de la culture sociale est en train de se faire"
Sur les délibérations cadres, quand les premiers effets seront-ils perceptibles ?
Le de?partement est un navire tre?s lourd. Il faut un certain temps. Jattends les premiers effets sur le retour a? lemploi des allocataires du RSA dans les trois mois. Pourquoi pas avant ? Il fallait mettre en place les syste?mes permettant davoir des indications utiles pour re?agir notamment lautorisation des croisements de fichiers. 70% des allocataires sont dirige?s vers Po?le Emploi qui en perd 30%. Des gens qui ne sinscrivent pas ou nont aucun accompagnement, a? qui on paye le RSA jusqua? la fin de leurs jours et dont on ne sait pas qui cest. Maintenant je sais qui ils sont et je peux leur e?crire pour les convoquer pour parler de leur modalite?s de retour a? lemploi. Et sils ne viennent pas, on suspend le RSA.
Le Haut-Rhin projette dimposer 7 heures hebdomadaire de bénévolat à ses allocataires. Vous envisageriez cette mesure ?
Ce nest pas ce que je vise. Je ne suis pas convaincu que cela soit le?galement tenable. Dautre part, le be?ne?volat cest de la bonne volonte?. C?a me parai?t difficile de faire du be?ne?volat obligatoire ! Nous nous orientons vers une volonte? de remise a? lemploi. Pour le moment, nous nous inte?ressons a? celle des allocataires les plus proches de lemploi, soit environ le tiers dentre eux, avec la mise en place des plateformes pour le retour a? lemploi anime?es a? la fois par des travailleurs sociaux et par des hommes et des femmes dentreprise. Mais aussi lappui de la Re?gion qui nous apporte son soutien sur la formation professionnelle quand elle est indispensable. Nous essayons de de?velopper une deuxie?me piste qui concernerait le deuxie?me tiers des allocataires sur lequel je me suis entretenu avec Marc- Philippe Daubresse. Jai fait une proposition a? Manuel Valls que jai rencontre? le 25 fe?vrier apre?s m'e?tre entre- tenu dabord avec Dominique Bussereau : l'E?tat ne peut-il pas aider les de?partements a? mettre en place un nombre important de contrats aide?s permettant aux entreprises de recruter des allocataires pour une dizaine dheures par semaine ? Ils percevraient le RSA et un comple?ment de re?mune?ration. Le de?partement continuerait de payer 60 a? 80% du RSA mais l'E?tat y mettrait sa part. Lentreprise e?ventuellement. La personne aurait une augmentation de lordre de 50% de lallocation. Son travail serait de cette manie?re re?mune?re?. Il faudrait que l'E?tat de?gage des moyens financiers.
Vous disiez au moment des élections vouloir tendre la main aux milieux économiques. Où en sont vos échanges avec les milieux patronaux aujourdhui ?
Jai re?uni les te?tes de re?seaux e?conomiques, CCI, Chambre des me?tiers, Chambre dAgriculture MEDEF, CGPME. Jorganise e?galement plusieurs tables rondes avec des acteurs de filie?res qui recrutent. Le travail a commence? et ils sont entie?rement mobilise?s pour nous aider dans notre politique de retour a? lemploi des allocataires du RSA. Cest du gagnant-gagnant.. Mais ils sont surpris des pesanteurs parfois immenses que nous rencontrons. Par exemple, il faut des mois pour avoir une autorisation de la CNIL. Pour mettre en place les structures et les plateformes, nous avions des de?lais incompressibles. Pour que les travailleurs sociaux acceptent de sorienter fondamentale- ment vers le retour a? lemploi alors que jusqua? pre?sent leur ro?le concernait linsertion sociale. Aujourdhui, les cultures ont chemine?. Linterpe?ne?tration de la culture dentreprise et de la culture sociale est en train de se faire. Nous avons passe? un certain nombre de conventions avec des entreprises.
Recueilli par Olivier Ducuing & Etienne Vergne
Photos O.D./E.V.
RSA : vers une reprise en main de lÉtat ?
Le 25 février, Manuel Valls a reçu une délégation de 6 présidents de départements dont Jean-René Lecerf. Le premier ministre a proposé une reprise en charge par l'Etat du financement du RSA. En échange, les départements devront s'engager à renforcer l'accompagnement des bénéficiaires vers un retour à l'emploi.
La mesure, si elle est suivie d'effet, pourrait être mise en place au 1er janvier 2017 sur la base des dépenses de 2016. D'ici là, le département devra toujours assumer le reste à charge du RSA non compensé par L'Etat.
Si elle voit le jour, cette réforme serait financée par un prélèvement sur les dotations globales de fonctionnement versées aux départements qui tiendra compte de leur situation respective et de l'efficacité de leurs politiques d'insertion. De son côté, l'Etat continuera à verser les recettes dynamiques que sont la cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises (CVAE) et les droits de mutation à titre onéreux (DMTO).
Les départements les plus en difficulté pour l'exercice budgétaire 2016 bénéficieront d'une aide d'urgente supérieure aux 50M accordés en 2015.
LE CONSEIL DEPARTEMENTAL DU NORD
Effectif: 13 500 agents ( assistants familiaux inclus)
Budget primitif 2015 : 3,66 mds
Dépenses obligatoires: 1843 M soit 68,5 % du budget de fonctionnement
661 M pour le RSA
150 055 allocataires du RSA dont 102 000 RSA socle
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