L'innovation est-elle toujours le talon d'Achille de notre économie ?

Laboratoire Hemerion (Crédit : CHU Lille) Laboratoire Hemerion (Crédit : CHU Lille)

Les Hauts-de-France restent à la traîne des ratios de l'innovation. Ce point faible historique de notre économie tend pourtant à s'améliorer, avec de nouveaux outils, pas seulement financiers, et une mobilisation croissante des acteurs. Où en est vraiment l'innovation nordiste ? Notre enquête.

Les Hauts-de-France ont-ils un problème avec l’innovation ? Quelques indicateurs pourraient le laisser supposer. Selon l’INSEE, la Dépense Intérieure de Recherche et Développement (DIRD), qui mesure l’effort de recherche, s’élevait à 1,732 Md € en 2020. Ce qui place la région à la huitième position (alors qu’elle est la cinquième la plus peuplée).* Soit un déficit de près de 3 Mds € pour atteindre le ratio de 3% fixé par la stratégie de Lisbonne en 2010. La R&D est aussi alimentée par les acteurs du monde académique. En 2020, on en dénombrait 5 657**, chiffre là aussi peu flatteur. « Nos effectifs pèsent 3% au niveau national, ce qui est faible par rapport à notre poids démographique. On est deux fois en-dessous », confirme Etienne Vervaecke, le directeur général d’Eurasanté.

Cette faiblesse n’est pas compensée par la recherche privée. « 98% du tissu entrepreneurial régional est constitué de PME qui, par définition, ne disposent pas de services R&D », explique Olivier Varlet, l’ex-directeur général d’Euramaterials. « Nous sommes une région de grandes industries avec beaucoup de petites entreprises de sous-traitance », renchérit Frédéric Motte, le président de la Mission REV3.

La région a aussi connu quelques ratés retentissants. Certaines entreprises innovantes, avec des concepts forts, qui avaient tout pour réussir, ont explosé en plein vol (voir article page 19). Cette anémie relative de notre R&D s’explique aussi pour des raisons historiques. Longtemps, la région fut un fief du textile et d'industries lourdes, peu innovatrices. En outre, beaucoup d’entreprises ont seulement des unités de production mais pas de centres de R&D. La faiblesse du nombre de chercheurs tient aussi aux sous-investissements publics. « En dépit de nombreux efforts, ce retard n’a pas encore pu être comblé », appuie Etienne Vervaecke.

Yannick Da Costa, le directeur régional Lille de BPI France Hauts-de-France, nuance toutefois la pertinence de certains indicateurs. «La DIRD est calculée par rapport au PIB. Or, ce dernier est porté par quelques grands pans d’activité et ne prend pas en compte les montants financiers injectés, le socle économique solide de la région, l’esprit entrepre- neurial ou encore le fort soutien de la Région. » Bruno Desprez, le président de HDFID (Hauts-de-France Industrie Développement), et dirigeant de Florimond Desprez, s’inscrit aussi en faux contre l’idée d’une région peu innovatrice.

Grands groupes et start-up

Du reste, cette (relative) faiblesse n’est pas une fatalité. Ingredia, Lesaffre, Bonduelle ou Roquette ont acquis une dimension mondiale grâce à leur puissante capacité d’innovation. « Ces entreprises sont devenues grosses parce qu’elles ont fait de la R&D et non l’inverse, pointe Olivier Varlet. Il faut briser cette contre-vérité selon laquelle on ne peut faire de la R&D que si on est gros. »

A côté de ces grands groupes, des bataillons de jeunes pousses ont également fleuri ces dernières années, dans le sillage principalement d'Eurasanté et d’Euratechnologies. Selon Etienne Vervaecke, « ces 24 dernières années, 55% du total régional en matière de R&D provient de la santé ». Pour lui, le retard dans l’innovation peut être rattrapé. A condition d’investir plus fort en recherche. « Pour innover, il faut du capital et de l’argent public. » Or, les Hauts-de-France disposent des deux. « En 2022, nous étions la deuxième région en termes de levée de fonds, après l’Ile-de-France », appuie Yannick Da Costa. La crise a stimulé les sujets autour de l’innovation. » « La période est délicate ? s’interroge François-René Letourneur, le président du directoire de Finovam. C’est justement le bon moment pour créer des entreprises, car elles auront les armes pour être plus résilientes. »

Les entrepreneurs peuvent aussi s’appuyer sur des structures comme la SATT Nord. Créée en 2012, la Société d’Accélération des Transferts de Technologies, qui fait partie d’un réseau de treize entités dans l’Hexagone, a pour vocation de faciliter le transfert de technologies et de connaissances de la recherche publique vers les entreprises. Elle identifie les entreprises inventives et les aide à trouver leur place sur le marché. « SATT intervient à un moment trop en amont pour les entreprises, explique son président, Fabrice Lefebvre. Elle prend des risques à leur place. Elle aide à développer une technologie jusqu’à un stade suffisamment mature pour qu’une entreprise ait envie de l’industrialiser et de la commercialiser. »

Côté financement, la région a de nombreux moyens à sa disposition, à l’image des sociétés de gestion Finovam, Nord France Amorçage, ou encore de Captech Santé et Nutrition. Ce dernier, un fonds early-stage récemment lancé par Eurasanté, veut favoriser l’émergence des pépites, pour les amener à un stade de maturité qui permettra leur financement par des fonds ou des industriels.

L'union fait la force

« Pour réussir, il ne faut pas rester seul, mais se faire accompagner », avertit Yannick Da Costa. Les institutions régionales se montrent très actives sur le sujet de l’innovation. « L’une des grandes forces de la région, c’est sa capacité à faire travailler les acteurs de l’écosystème économique ensemble », complète François-René Letourneur.

Parmi les récentes initiatives, le Pôle Universitaire d’Innovation (PUI) a lancé, fin 2022, un appel à projet auprès des universités de France pour mettre en place des actions de coordination, mais sans créer de nouvelle structure. L’objectif est d’aider les entreprises à trouver des solutions. Le PUI des Hauts-de-France, doté de 4 M€ en juillet, s’est créé autour d’institutions (CNRS, Centrale Lille, CHU de Lille, Eurasanté, INSERM, INRIA, SATT Nord...), accompagnées par les grands partenaires économiques. La feuille de route devait être dévoilée fin septembre, pour des pre- mières actions en fin d’année.

Liaisons limitées avec la Picardie

Comment améliorer encore l'arsenal autour de l'innovation ? « On pourrait décentraliser un peu plus et ne pas trop dépendre de la MEL », juge Yannick Da Costa. Il cite des succès comme Eurasenior à Arras, Nausicaa à Boulogne ou Vivalley à Liévin. Il déplore aussi le manque d’interactions avec la Picardie, où les acteurs locaux ont tendance à privilégier des projets indépendants. Des initiatives ont vu le jour, comme Le Quai de l’innovation, à Amiens, ou Amiens Cluster, dont les résultats demandent encore confirmation.

François-René Letourneur estime qu’un effort doit aussi être mené sur l'après. « Il faut faire en sorte que les entreprises trouvent des clients, des partenaires et des débouchés commerciaux au niveau local. » Un travail de pédagogie est également nécessaire. « Il faut aller contre les idées reçues !, s’emporte Fabrice Lefebvre. Non, la recherche publique n’est pas longue. Les universités disposent de plateformes technologiques avec des moyens techniques et humains permettant d’initier des projets très rapidement et d’avoir des résultats en quelques semaines. » De même, les acteurs économiques ignorent les ressources publiques accessibles. « On doit faire savoir aux entreprises qu’il y a des aides publiques pour faire de l’innovation ouverte. »

Cependant, la R&D n’est pas faite pour tout le monde. « Il serait illusoire de mener une croisade vers des entreprises qui n’ont pas de marché de R&D, nuance Etienne Vervaecke. Il faut se méfier des discours visant à évangéliser des entreprises qui ne font pas d’innovation, car elles dépendent de la structure de leur marché et des dynamiques concurrentielles. »

Pas moins de 70 structures d'accompagnement

Pour stimuler l’innovation, n’est-il pas aussi néces- saire de changer les mentalités ? « On a 235 000 étudiants et seulement une dizaine d'entreprises avec de l’avenir potentiel, souligne Olivier Varlet. Cela veut dire que la culture de l’entrepreneuriat est mauvaise ou mal travaillée. » L’ancien directeur d’Euramaterials regrette un manque de stratégie lié à la différente gestion du temps entre le politique et l’économique. « Les politiques veulent des emplois tout de suite, mais l’innovation demande du temps long, de la réflexion. »

Le nombre de structures d’accompagnement – pas moins de 70 en région - peut aussi compliquer la donne. La première annonce d’un projet de restructuration avait mis en émoi les acteurs régionaux. Fréderic Motte a annoncé que les agences régionales devraient être restructurées autour de neuf écosys- tèmes. Les délibérations sont prévues pour la fin de l’année. Certaines structures sont vouées à disparaître. Avec moins d’agences, sera-t-il plus facile aux entreprises de se repérer ? 

Une pépinière d'entreprises en region

Parmi ces entreprises innovantes, et sans prétendre à l’exhaustivité, citons Alzprotect (photo), qui développe des médicaments pour soigner les maladies dégénératives. Hemerion Therapeutics, qui a mis au point un dispositif pour soigner les tumeurs du cerveau, est en train de réaliser un tour de table de série A. Vetbiolix transpose des médicaments prometteurs pour la santé humaine aux animaux. MDoloris a conçu une technologie qui permet, lors d’une opération chirurgicale, un pilotage automatique de l’anesthésie. Axorus a créé une rétine artificielle. Ynsect et InnovaFeed ont développé chacune des farines d’insectes et levé des sommes considérables. A Amiens, Tiamat construit des batteries électriques pour voitures à partir de sodium et non de lithium. De son côté, Lattice Medical réalise des reconstructions mammaires avec un système d’impression 3D, tandis qu’Exotec, seule licorne industrielle de notre région, développe des systèmes robotiques perfectionnés pour la logistique.

* En 2020, la DIRD de l’Ile-de-France s’élevait à 21,7 Mds € (orga- nismes publics et entreprises confondus). Auvergne-Rhône-Alpes (7,5 Mds €), Bretagne (1,8), Grand Est (2,2), Nouvelle-Aquitaine (2,6), Occitanie (6,2) et Provence-Alpes-Côte d’Azur (3,6) devancent aussi les Hauts-de-France. Source : INSEE.

** L’Ile-de-France comptait 45 084 chercheurs en 2020 (dans les organismes publics). Pour les autres régions : Auvergne-Rhône-Alpes (16 227), Grand Est (7 285), Nouvelle-Aquitaine (6 896), Occitanie (14 929), Provence-Alpes-Côte d’Azur (9 650). Source : INSEE.  

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