Agriculture : un effet ciseau très dangereux

En février, les agriculteurs avaient déjà manifesté leur colère à Lille et Amiens. Ici, ils déposaient symboliquement des bottes et des combinaisons devant le Préfecture du Nord. En février, les agriculteurs avaient déjà manifesté leur colère à Lille et Amiens. Ici, ils déposaient symboliquement des bottes et des combinaisons devant le Préfecture du Nord.

Le ciel s’assombrit de jour en jour au-dessus des exploitations agricoles des Hauts-de-France. En cause : la hausse de toutes les matières premières, de l’alimentation du bétail aux intrants, fait peser une lourde menace sur leur équilibre, souvent précaire.

 

Ils en ont « plein les bottes ». Les agriculteurs des Hauts-de-France l’ont fait savoir en manifestant, fin février, dans les rues des principales agglomérations de la région (photo). A Lille, 500 tracteurs et 800 personnes ont convergé en ville au cri de « Trop, c’est trop ! » A Amiens, au moins 300 paysans avaient répondu à l’appel de la FDSEA pour exprimer leur ras-le-bol. Motif : des hausses de prix sans précédent, qui prennent en tenaille les exploitants. Les représentants syndicaux citent les engrais azotés, dont le prix a triplé en un an, ou « le gazole non routier qui a pris 40%, tandis que les prix de la fourniture d’électricité ont bondi de 300% », tempête la FDSEA.

Le choc est d’autant plus violent que les planètes semblaient, l’année dernière, s’être réalignées après une année 2020 décevante sur le plan des rendements. Une étude de la chambre d’agriculture régionale montrait d’ailleurs qu’un tiers des agriculteurs constataient une amélioration de leur situation au cours des derniers mois, et six sur dix jugeaient la conjoncture «bonne ou plutôt bonne ». Et ce, en dépit des difficultés liées à la fermeture de certains canaux de distribution durant le confinement, la restauration collective notamment. Quoi qu’il en soit, l’heure était plutôt à l’enthousiasme, modéré certes, mais à l’enthousiasme tout de même. Un tiers des exploitants déclaraient ainsi vouloir investir dans du matériel et 10% être prêts à embaucher.

Les éleveurs en première ligne

Patatras ! Les conditions du redémarrage de l’économie mondiale sont rapidement venues doucher ces espoirs.

Pis, la guerre entre la Russie et Ukraine, fournisseurs de matière premières et d’hydrocarbures, a affolé les marchés et accru la pression sur les prix. Dans ce contexte, les quelque 11 700 éleveurs bovins et 670 producteurs porcins de la région se retrouvent, bien malgré eux, en première ligne. Les tourteaux de soja, base de l’alimentation des animaux, qui se vendaient 320 € la tonne mi-2021, se négocient aujourd’hui plus de 640 € ! Sans compter les prix du gaz, utilisé pour chauffer les élevages, qui ont flambé, alors qu’ils pèsent pour 10% à 20% des coûts de production.

En parallèle, si les cours de la viande bovine ont grimpé, ceux du porc ont fortement diminué du fait de la baisse de la demande chinoise. «Après les épisodes de peste porcine qui ont dopé la demande, le pays a reconstitué son cheptel. Résultat : les prix s’effondrent alors que la facture de l’alimentation augmente », analyse Pascale Nempont, chef de service stratégie et prospective à la chambre régionale d’agriculture. Fournitures en hausse, prix de vente en baisse... Inutile d’être diplômé en économie pour comprendre le mécanisme délétère d’un effet ciseau sur l’équilibre, souvent fragile, des exploitations. A priori, les exploitants de grandes cultures pourraient apparaître comme les grands gagnants du moment. Il n’en est rien. Pour la production phare de la région, la betterave, la flambée du prix des intrants – azote ou potasse par exemple – conjuguée à celle du GNR, pourrait entraîner des hausses de production de 300 à 500 € l’hectare.

Poste énergie multiplié par huit

Sans compter l’explosion du coût de transformation au sein des sucreries, alimentées pour la plupart au gaz. Pour Cristal Union, le poste énergie, multiplié par huit, est passé devant les achats de betteraves. Pour les céréaliers, les perspectives ne sont guère plus réjouissantes. D’abord parce que l’immense majorité – 80 à 90% des volumes de blé produits cette année – ont déjà été négociés au prix d’avant la

crise. Tous ont le regard tourné vers la prochaine récolte, déjà plombée par la hausse des intrants et des prix du carburant, sans que personne ne sache quel sera l'état du marché. « Pour 2022, la situation est relativement sous contrôle. La plupart des agriculteurs avaient déjà acheté des stocks d’engrais. En revanche, de vraies incertitudes pèsent sur 2023. Qu’en sera-t-il des productions d’intrants en provenance de Russie-Ukraine et des usines européennes tournant au ralenti à cause du prix de l’énergie ? Les agriculteurs pourront-ils s’approvisionner et si oui, à quel prix ? », s’interroge Pascale Nempont. Face à cette situation, le gouvernement a sorti le chéquier en annonçant le déblocage de 400 M€ dans le cadre de son plan de résilience de l’économie. Une mesure accueillie avec soulagement par le monde agricole. Selon la FNSEA, elle permettra d’absorber « les surcoûts temporaires de trésorerie ».

Mais quid de l’après ? Selon les experts, il faudrait que le niveau de 350 € la tonne de blé se maintienne pour couvrir les charges. Or, des seuils si élevés font peser des réelles menaces sur les exportations, par exemple en direction des pays du Maghreb. Pour mémoire, lors du Printemps arabe, déclenché notamment par le coût de la vie, le prix du blé avoisinait... 300 € la tonne.

 

A lire également :" Le niveau d'incertitude n'a jamais été aussi élevé" Laurent Degenne, FRSEA

 

LA CRISE, OPPORTUNITÉ DE CROISSANCE POUR LA MÉTHANISATION ?

Et si la clé de l’indépendance française vis-à-vis du gaz russe était à nos portes ? Ou plutôt dans nos champs. C’est la conviction des acteurs du monde agricole, qui voient dans la crise actuelle de l’énergie une occasion unique de donner un grand coup d'accélérateur à la filière de la méthanisation. Pour l’heure, les capacités installées dans l’Hexagone couvrent 3 % de la consommation de gaz, l’équivalent de plus de 15 % des importations de l’est. La filière a connu une belle expansion depuis dix ans, que la baisse du tarif du biométhane, en 2020, a stoppée net.
Un frein auquel s’ajoutent l’éternelle complexité administrative et les recours juridiques, qui dissuadent les porteurs de projet. C’est pourquoi la Fédération nationale des collectivités concédantes et régies (FNCCR), le club biogaz ATEE, l’Association des agriculteurs méthaniseurs de France (AAMF), l’association France Gaz Renouvelables, la FNSEA et le réseau des Chambres d’agriculture, ont décidé d’interpeller le gouvernement sur la nécessité de « lever les verrous réglementaires à la production pour les installations existantes afin qu’elles participent à leur pleine capacité à la sécurité d’approvisionnement d’ici le prochain hiver », mais aussi que soient mises en place les « mesures nécessaires » au développement des différentes filières de méthanisation, agricole particulièrement. Pour notre région, l’enjeu est important. Selon les chiffres de la Chambre d’agriculture du Nord – Pas-de-Calais et de l’ADEME, 107 unités de méthanisation agricoles, 58 en cogénération et 49 en injection de biométhane dans le réseau, sont en fonctionnement et 23 en construction. Soit l’équivalent de la consommation en gaz de 66 400 logements et de 17 800 logements en électricité. Plus de 300 emplois ont déjà été créés grâce à ce développement et 500 nouveaux sont attendus d’ici 2030.
Guillaume Roussange

 

 

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