Dossier Les 10 grands défis de l'agriculture régionale

Alors que vient de se tenir le Salon de l'agriculture, sur fond de crise très profonde et de mouvements de colère, Eco121 a voulu se pencher sur les grands enjeux auxquels sont confrontés nos 41 000 agriculteurs des Hauts-de-France. Si notre région, plus orientée que d'autres vers les grandes cultures, dotée de terres riches parmi les meilleures d'Europe, s'en sort mieux, le climat reste anxiogène, avec des craintes particulièrement fortes sur les filières endive et chicorée. Focus sur dix grands défis de notre agriculture.

1. Trouver des substituts aux molécules chimiques

Bruxelles veut mettre un terme aux molécules chimiques utilisées dans l’agriculture. Mais l’enfer est pavé de bonnes intentions. Il y a deux ans, la France n’a pas pu proroger sa dérogation à l'utilisation des néonicotinoïdes pour les betteraves. Une molécule sans doute problématique, mais qui permettait de combattre aisément le puceron vert, qui transmet la jaunisse à la plante et fait plonger ses rendements de 15 à 40% voire davantage. Problème : la filière travaille d'arrache-pied à des solutions non chimiques, mais elle ne les a pas encore. Résultat : les emblavements de betteraves se sont effondrés : « On a perdu 20 000 ha en trois ans », pointe Emmanuel Pigeon, directeur de la Confédération générale des planteurs de betteraves (CGB)Nord-Pas-de-Calais, qui note que la France est désormais passée derrière l'Allemagne en production sucrière.

Mêmes causes, mêmes effets avec l'endive et la chicorée, qui vont perdre l'usage de deux molécules en 2024. Les deux filières réunies criaient leur désespoir il y a quelques semaines dans l'enceinte du conseil régional, après avoir subi déjà la flambée de l'énergie l'an dernier. « Tant qu'il n'y a pas de produit de substitution, c'est une véritable condamnation qui est en train de se profiler », alerte Philippe Brehon, directeur de l'Association des Producteurs d'Endives de France (APEF), basée à Arras. La région produit 90% des endives françaises.

La chicorée vit le même drame. « Qu'on laisse du temps au temps pour trouver un substitut ! Il est possible que la chicorée, iconique des Hauts-de-France, disparaisse. On marche sur la tête. C'est une méthode brutale qui a une conséquence sur pas moins de 1 000 emplois», se lamente Ghislain Lesaffre, président de l'interprofession de la chicorée.

2. S'adapter au changement climatique

Épisodes climatiques extrêmes, sécheresses, inondations, gelées tardives mettent en danger une activité par essence climato-dépendante. Le bassin audomarois a particulièrement souffert cet automne du fait de la submersion de milliers d'hectares. La région dispose néanmoins de ressources, à commencer par des semenciers et sélecteurs de premier plan, qui travaillent sur des variétés plus résistantes, que ce soit au stress hydrique, à l'excès d'humidité ou aux maladies. On relèvera aussi que des initiatives se développent pour s'adapter, avec de nouvelles cultures prometteuses (vignes, lentilles, notamment).

3. Faire face à la concurrence déloyale

Problème : ce qui est exigé de nos agriculteurs européens (et encore, avec de grosses distorsions d'un pays à l'autre) ne l'est pas des produits d'importation. Ghislain Lesaffre, patron des chicorées Leroux et de l'interprofession, le résume avec... amertume : « Sans Bonalan (une des molécules bientôt interdites), les planteurs vont arrêter cette culture. C'est l'Inde, le plus gros producteur qui risque d'exporter. On boira de la chicorée indienne ». Déjà la France importe 700 000 tonnes par an de sucre tandis que plusieurs sucreries ont fermé (dont celle d'Escaudœuvres). La même problématique concerne de nombreuses productions agricoles à l'exemple des poulets, importés massivement d'Ukraine ou du Brésil par exemple. A force de vouloir être trop vertueux ou trop vite, le risque d'effets pervers délétères est manifeste.

4. Supporter le poids des normes

On a beaucoup glosé lors des mouvements agricoles récents sur la gestion des haies soumises à pas moins de 14 normes dont certaines contradictoires. Le Pacte Vert lancé en décembre 2019 vise à rendre le continent européen neutre en carbone en 2050. Et sa déclinaison agricole prévoit une baisse de 40% des émissions de gaz à effet de serre (EGES) à horizon 2030 par rapport à 2005. Ce qui entraîne des décisions en cascade et des tombereaux de normes nouvelles sur des agriculteurs aux structures économiques déjà fragilisées. Parmi les objectifs assignés par l'UE : réduire de 20% l'usage des engrais chimiques, diviser par 2 le recours aux pesticides, consacrer au moins 25% des terres à l'agriculture bio...

5. Renouveler les générations

L'âge moyen des agriculteurs est déjà de 51 ans dans notre région, avec une pyramide des âges nettement déséquilibrée (voir p.19). La question du renouvellement des générations se pose clairement avec acuité. On compte de 800 à 900 installations par an dans les Hauts-de-France pour 1 200 départs, décompte Marie-Sophie Lesne, vice-présidente à l'agriculture au conseil régional. « La précarité et le manque de visibilité limitent les volontés de reprise. Il faut s'endetter pour investir et être superperformant pour une rémunération qui n'est pas énorme si tout va bien », analyse-t-elle. Pour autant, les professionnels ne sont pas tous pessimistes sur ce sujet. « Il y a toujours des jeunes. Moins on a de dispositifs de régulation du marché, plus on est en phase avec le marché mondial, ce qui peut créer des opportunités en fonction de la rentabilité de telle ou telle production », estime Emmanuel Pigeon, de la CGB Nord-Pas-de- Calais.

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6. Garder un élevage performant

L'échec de la ferme dite des 1 000 vaches, près d'Abbeville, est emblématique d'une difficulté de la filière à franchir certains caps économiques. Le projet était une forme de réponse aux contraintes considérables qui pèsent sur cette activité, sans compter un prix du lait fluctuant mais souvent trop peu rémunérateur, et une présence constante nécessaire pour superviser son cheptel. Ce secteur a plus de peine que les grandes cultures à trouver des jeunes repreneurs, au vu des difficultés du métier. Un vrai sujet pour des acteurs comme la coopérative la Prospérité fermière et sa filiale Ingredia, champion mondial du cracking du lait. Le poids de l'élevage et des productions animales dans le chiffre d'affaires de l'agriculture régionale n'a du reste cessé de décliner ces dernières années, passant de 35% en 1990 à 24% en 2021. Une évolution qui devrait satisfaire Bruxelles, l'élevage bovin étant dans le collimateur, car jugé particulièrement émetteur de gaz à effet de serre. Là encore, on peut se poser la question de savoir si l'achat de lait ou de viande hors de nos frontières, avec un bilan carbone subséquent, résoudrait véritablement l'équation.

7. Préserver une filière bio en crise

Après des années fastes, l’agriculture biologique affiche une baisse de régime drastique depuis l’après-Covid. Sur les exploitations, les besoins en main d’œuvre et les coûts de production sont colossaux pour de modestes rendements. En rayon, les prix flambent, le référencement en GMS diminue au profit des marques distributeurs et le pouvoir d’achat des clients est mis à mal par l’inflation. Et la baisse d’appétit pour les enseignes spécialisées se poursuit : entre 2021 et 2022, les Hauts-de- France ont enregistré plus de fermetures (6 au total) que d’ouvertures pour arriver à un ensemble de 140 magasins. La décrue s’est accélérée entre 2022 et 2023 avec potentiellement 20 fermetures, estime François Meresse, directeur régional de l’association A Pro Bio. A cela s’ajoutent des aides publiques jugées insuffisantes pour soutenir la filière. D’une même voix, les professionnels disent craindre une vague de déconversions à court terme. « Chez nous, un an seulement après leur conversion, un binôme producteurs de pommes et de poires a fait machine arrière à cause des coûts et des contraintes », confie Lucie Srignac, directrice du supermarché de producteurs Talents de Fermes (lire par ailleurs). Aux côtés des acteurs du bio, la Région vient de reconduire son plan de soutien pour 2023-2027. Il prévoit entre autres de pousser davantage d’agriculteurs à la conversion, d’aider la hausse des surfaces bio, de favoriser le développement de nouvelles cultures comme les légumineuses bio mais aussi d’accentuer la communication auprès des consommateurs. Pour la filière, les enjeux n’auront jamais été aussi immenses.

8. Développer les circuits courts

Et si le circuit court plébiscité pendant la crise Covid, était l’une des clés de sortie de la crise de revenus des producteurs ? En région, comme ailleurs, les initiatives ne manquent pas : outre l’incontournable marché en plein air, les ventes ou cueillettes à la ferme, les supermarchés de producteurs, les distributeurs automatiques de produits frais ou bien les sites de vente en ligne de produits locaux se sont multipliés ces dernières années. Pour manger local, soutenir les agriculteurs, tout en réduisant leur empreinte carbone, les Nordistes ont l’embarras du choix. Ce sont autant de nouveaux débouchés qui permettent à la fois de répondre à une demande forte des consommateurs, d’accompagner l’évolution de la société et de préserver un peu plus les marges des agriculteurs, grâce à un nombre très limité d’intermédiaires voire leur suppression entière. Comme toutes activités économiques, mieux vaut ne pas mettre tous ses œufs dans le même panier !

9. Rester en pointe de l'innovation

Pilotage de précision, nouvelles technologies, robotisation et même intelligence artificielle... La révolution est bel et bien en marche dans nos exploitations. La première région agricole du pays est à la pointe de l’agriculture d’aujourd’hui et de demain. Celle-ci est beaucoup plus connectée et toujours plus riche de nouvelles variétés et respectueuse de l’environnement. Les Hauts-de-France entendent bien relever le défi avec des acteurs symbolisant cette nouvelle ère. A Beauvais, Massey-Ferguson développe des machines embarquant « plus de technologie qu’une grosse berline allemande ». Le territoire isarien loge également Isagri, leader français du logiciel agricole, et une des meilleures écoles d’agronomie française UniLaSalle. Le terreau fertile de l’écosystème régional Tout comme l’ISA à Lille. a aussi permis la création d’incubateurs-accélérateurs, tels AgroTech, porté par Euratech à Willems, le Village By CA Nord de France à Lille ou encore iTerra à Compiègne. Y émergent de jeunes pousses spécialisées. A l’instar d’Osiris aux commandes du premier robot d’irrigation de précision en Europe. De Javelot, reconnu pour sa plateforme et ses outils de pilotage des stocks de grain qui lui ont permis de lever 10 M€ en 2022. Ou bien Sencrop qui, la même année, a bouclé un tour de table de 18 M$, après avoir levé 10 M$ deux ans plus tôt, pour ses outils connectés et collaboratifs. Dont sa station météo permettant d’améliorer la gestion et de réduire les risques sur les parcelles de plus de 18 000 agriculteurs et viticulteurs dans le monde.

10. Garantir des financements

L’endettement, en hausse constante depuis les années 30, est l’une des racines du mal des campagnes françaises. Un mal accentué par des revenus en berne, des pertes considérables lors de périodes d’inondations et de sécheresses extrêmes et des cours mondiaux en dents de scie, entre autres. Face à la polycrise, les financements sont-ils au rendez-vous ? Clairement pas, à en croire les revendications du monde agricole.

Le projet de loi de finances pour 2024 prévoit un budget agricole en hausse. De son côté, la Région a mis en place un dispositif d’avance remboursable à taux 0 pour aider les agriculteurs à moderniser et diversifier leurs exploitations. Au Crédit Agricole Nord de France, premier banquier-assureur de l’agriculture dans le Nord-Pas-de- Calais, on se dit « présent pour accompagner les bons et mauvais moments ». Avec un renforcement de certaines offres et la création de nouvelles. Par exemple, la banque verte poursuit son offre de prêt bonifié destiné aux jeunes agriculteurs pour faciliter leur accès aux crédits. Avec l’ensemble du corps professionnel, elle réfléchit à la création d’un fonds d’aide d’1 M€ pour inciter les agriculteurs à moderniser leurs élevages. Tandis qu’au côté de La Prospérité Fermière, le Crédit Agricole travaille au développement de l’élevage caprin régional.

Comment ? En garantissant un prix du lait permettent aux éleveurs de vivre de leur métier. « Mais ça reste une niche. On voudrait développer cet accompagnement sur d’autres filières », indique Stéphane Leduc, directeur développement du marché de l’agriculture au Crédit Agricole Nord de France. Enfin, l’établissement prévoit la création d’une structure de soutien à la transition énergétique pour le développement des projets de méthanisation ou photovoltaïque au sein des exploitations.

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