Retail : Inflation, pouvoir d'achat, concurrence déloyales... quelles recettes gagnantes

Decathlon et Tikamoon qui rient, Chauss’Expo, Camaïeu et Pimkie qui pleurent... Alors que certaines enseignes nées dans la région connaissent des trajectoires spectaculaires, d’autres déchantent, voire s’écroulent. Le secteur du retail est soumis à de multiples injonctions contradictoires qui obligent les acteurs à se réinventer sans répit. Comment ? Quels sont les secrets de ceux qui réussissent ? Comment cultivent-ils leurs spécificités ? Tour d’horizon.

Sale temps pour l'univers du retail. Les défaillances se succèdent depuis des mois, dans un secteur ébranlé par le déferlement du e-commerce, des coûts de structure insupportables pendant le Covid, un pouvoir d'achat des consommateurs en berne et une difficulté structurelle à s'adapter rapidement. Le cimetière des grandes enseignes tombées au combat est impressionnant. Les spécialistes du retail n'ont d'autre choix que de se réinventer sans cesse. Certains y parviennent, à l’instar du géant du bricolage Leroy Merlin ou, dans le monde du sport, de Decathlon et son parcours exceptionnel qui l'a conduit à dé- passer les 15 Mds € de chiffre d'affaires. Encore le groupe piloté par Barbara Martin Coppola a-t-il lui aussi opéré un très gros virage stratégique l'été dernier : réduction des marques, des surfaces et accélération du e-commerce, notamment. Son concurrent national, Go Sport, s’est quant à lui effondré. En redressement judiciaire, 50 de ses 72 magasins ont été repris par Intersport.

Le prêt-à-porter est l’un des secteurs les plus en difficulté. Les Echos titraient fin décembre sur une descente aux enfers, appelée à durer. Le souvenir de la défaillance de Camaïeu fin 2022 et la suppression de 2 600 emplois est encore cuisant. Le début de 2024 a déjà été sanglant dans la région. Chauss’Expo, la chaîne de chaussures aux 176 points de vente et plus de 700 salariés, a été placée en liquidation le 9 janvier. Le 18 du même mois, Pimkie annonçait une accélération de sa restructuration. Le plan d'économie lancé par le repreneur de la chaîne de mode féminine il y a un an seulement, prévoyant 63 fermetures à horizon 2027, s'avère très insuffisant : les difficultés persistantes le conduisent aujourd'hui à baisser le rideau de 97 magasins dès 2024. Soit un un tiers de son réseau et 496 emplois ! Certains font de la résistance, à l’instar de Damartex, avec plan de cession d'Afibel et soutien réaffirmé de la famille Despature, actionnaire.

Autre secteur aux destins opposés : l’ameublement. Habitat (25 magasins et 315 salariés en France) a été placée en liquidation judiciaire en décembre. A l'inverse, le lillois Tikamoon né dans le web s’épanouit désormais avec des magasins physiques. Le chiffre d’affaires du spécialiste du bois massif a allègrement franchi la barre des 100 M€. Contre 56 M€ en 2020.

Autre défaillance récente : le spécialiste des jouets Picwic. Lancé en 1977, rebaptisé PicWicToys en 2019, suite à sa fusion avec la filiale française de l’américain Toys’R’Us, il est devenu Smyths Toys à l’été 2022 après son rachat par l’enseigne irlandaise éponyme. Cette dernière a repris 41 des 45 magasins du réseau.

Dans notre région, haut lieu de la distribution spécialisée, ces bouleversements ne sont pas sans consé- quences.

Capacité de réaction

Ces dernières années, le retail a été le théâtre de multiples bouleversements. Les enseignes se sont converties au phygital, conjuguant espace physique et e-commerce. Leurs clients réclament des expériences toujours plus personnalisées. Ils exigent des réponses fortes à leur prise de conscience écologique. Mais il faut aussi composer avec l’inflation. Et lorsque le pouvoir d’achat se dégrade, l’impact sur les ventes s’en ressent quasi-instantanément. Les consommateurs délaissent les dépenses non essentielles. L’habillement, la décoration, le mobilier ou les produits high-tech en sont les premières victimes, comme le souligne une étude de 2021 de l’établissement bancaire Oney sur les tendances de consommation en France.

Pour faire face, les distributeurs redéfinissent leur stratégie. Revoient leur offre. Pour Cyril Olivier, le Pdg du groupe Nosoli, maison-mère des librairies Le Furet du Nord, il est impératif de s’adapter aux envies des clients. « Notre seul mot d’ordre est d’être réactif pour proposer le plus rapidement possible ce que le client attend ou pressent. » L’avenir du retail en dépend. Poser le bon diagnostic est une base clé. Mais se renouveler ou se réinventer en profondeur n’a rien d'aisé. « Pendant 50 ans, les commerçants ont travaillé avec l’objectif de produire plus pour vendre plus, analyse Elodie Juge, docteur en sciences de ges- tion et en marketing à l’Université de Lille (lire interview par ailleurs). « Or, aujourd’hui on tend vers une société post-croissance qui poussera les industriels du retail à réaliser des investissements lourds ». Pour répondre aux défis économiques, écologiques et sociaux mais aussi aux évolutions ultra-rapides du marché et de la consommation.

Saisir l'occasion

Marginale il y a quelques années, la seconde main est devenue une tendance lourde. Des sites de vente en ligne spécialisés sont devenus de véritables colosses, tels Vinted, Le Bon Coin ou Vestiaire collective. Les commerçants de produits neufs doivent riposter. Quel que soit leur secteur d’activité, il leur est désormais presque impossible de ne pas proposer eux aussi une offre d’occasion, parce que les clients la réclament. « La seconde main peut leur permettre de faire le pont entre les attentes des consommateurs et les enjeux de société actuels », considère Elodie Juge. Tout en mettant en garde : « A condition qu’elle soit bien gérée. Si c’est pour vendre des produits d’occasion en magasin ou sur Internet après avoir multiplié les flux logistiques aux quatre coins de la France, voire au-delà, ce n’est pas la peine. Cela perd tout son sens. »

De son côté, le Furet du Nord teste pour quelques mois un concept-store dédié aux livres d’occasion et aux neufs déstockés, au sein du centre commercial lillois Westfield-Euralille. « C’est une opportunité, un concept éphémère pour offrir un expérience d’achat, détaille Cyril Olivier. La seconde main est un concept attractif pour les clients en recherche de produits RSE qui veulent aussi faire des économies ». Pour autant, il n’est pas question pour le moment de dupliquer ce modèle. « Cette boutique éphémère doit être consi- dérée comme une expérience. »

Dimension écologique

La RSE est un sujet de plus en plus prisé par les consommateurs. Qui oblige les enseignes à s’en emparer. A l’instar de Carter Cash. Dans son magasin de Lambres-lez-Douai, le distributeur de pièces et accessoires automobiles teste différentes initiatives, depuis la vente d’huiles de moteur en vrac libre-service à de nouveaux services comme la location d’outillages. Il a aussi supprimé ses produits dits « gadgets » peu compatibles avec le développement durable, tels que les sapins désodorisants, les ampoules de tuning ou les lingettes nettoyantes à usage unique. « Il nous faut apprendre à faire du commerce autrement et faire différemment », admet William Ternynck, le directeur du développement durable de cette enseigne de la galaxie Mulliez.

Celles qui réussissent aujourd’hui sont aussi celles qui savent faire évoluer des concepts largement éprouvés. Les ancrer dans la modernité. C’est le cas de Sophie Lebreuilly, enseigne créée en 2014, qui a su imposer son modèle de « boulangerie nouvelle génération » dans un secteur pourtant en grande difficulté. « Nous sommes à la fois une boulangerie, un salon de thé et un restaurant avec le développement de plats cuisinés et de snacking », explique le président et cofondateur Olivier Lebreuilly (lire par ailleurs). De nouveaux services se développent, comme au sein de la chaîne de mode féminine Grain de Malice qui propose à ses clientes de privatiser gratuitement ses magasins après les heures de fermeture ou des séances coaching personnalisées avec un minimum de 40€ d’achat.

Trouver sa personnalité

Mais répondre aux tendances ne garantit pas aux distributeurs une place dans la course. « Il faut trouver sa personnalité, avance Franck Duriez, le président de l’e-commerçant tourquennois Blancheporte. Nous avons choisi de nous distinguer avec des collections co-designées avec nos équipes et parfois nos clientes, tout en maintenant un prix compétitif. »

Pour Patrick Seghin, le président du groupe Damartex, les piliers indispensables d’un distributeur pour tenter de s’assurer un avenir sont l’omnicanalité, l’expérience humaine et surtout un produit différenciant. « Le nôtre, c’est le textile Thermolactyl. » Malgré les pertes financières de son groupe, en grande partie issues de sa branche mode (dont la filiale Afibel, lourdement déficitaire, est en cours de cession), le dirigeant se veut confiant. « Il faut accepter qu’on est sur un marché textile en décroissance depuis 15 ans. D’où notre choix de diversifier nos activités. Il faut faire face à la réalité, ne pas mettre la tête dans le sable, être agile et créatif. Dans le Nord, on a cette culture de la distribution, c’est dans notre ADN. »

Sophie Lebreuilly multiplie les magasins comme des petits pain

100 boutiques en 10 ans. L’enseigne de boulangerie Sophie Lebreuilly a parcouru bien du chemin depuis sa création en 2014 à Etaples-sur-Mer par Sophie et Olivier Lebreuilly. Aujourd’hui, elle dispose de 65 boutiques (50 en propre, 15 en franchise), pour 1 000 collaborateurs. Après en avoir inauguré 27 l’an dernier, elle a prévu 35 ouvertures en 2024 pour atteindre la barre des 100. 60% de son parc se situe dans les Hauts-de-France, 30% dans le Sud- Est, le reste autour de Toulouse. La dynamique commerciale est forte, avec des progressions annuelles de 10 à 15%. Aujourd’hui, une boulangerie Sophie Lebreuilly réalise 1M€ de chiffre d’affaires en moyenne. « Pour faire la différence, nous devons être encore meilleurs sur le service, détaille Olivier Lebreuilly, le président de l’enseigne. Cela passe par des plages horaires plus grandes, de 6h30 à 20h, la disponibilité des produits. On peut avoir du pain frais de qualité à 18h le dimanche. » S’il pointe aussi des avantages clients, comme une carte de fidélité, le dirigeant insiste sur des basiques de la vente, tels que « le sourire de la vendeuse et le bonjour. » Avec désormais en ligne de mire le cap symbolique des 500 boutiques en 2030.

Blancheporte : après le retournement, le développement 

Comme beaucoup de textiliens, Blancheporte a vécu sa période de vaches maigres. Migration de son modèle vers le digital mal engagée, structure de coûts trop lourde... l’e-commerçant tourquennois a cumulé les pertes financières pendant une décennie. En 2016, le groupe 3Suisses International le cède à quatre cadres de l’entreprise. Associés, Franck Duriez, Corinne Devroux, Caroline Lemaire et Salvatore Spatafora reprennent l’ensemble des salariés (185 à l’époque) et mettent sur pied un plan de retournement drastique fondé sur quatre piliers : le recentrage sur la création de collection et la gestion de data, en externalisant des métiers annexes telles que la logistique ou la comptabilité, la création de l’offre essentiellement autour du prêt-à-porter, de la lingerie ou bien du linge de maison. Troisième pilier : l’outil digital pour lequel Blancheporte réalise de lourds investissements, notamment pour une nouvelle plateforme web dotée d’IA. Enfin, la société réengage ses salariés autour de la définition de sa vision et de ses missions. «On passe notre temps à co-créer avec nos clients pour répondre à leurs demandes et avec nos salariés pour qu’ils continuent de trouver du sens dans ce qu’ils font au quotidien », souligne Franck Duriez, le président. Un an seulement après sa reprise, Blancheporte renoue avec la rentabilité. Le 8e site e-commerçant du pays écrit désormais une nouvelle phase, celle du développement. Cela passera par l’accélération de la RSE, l’international et le digital, toujours. Pour être soutenu, Blancheporte a ouvert fin 2022 20% de son capital aux fonds Nord Capital Investissement et Nov Relance Impact (Turenne Groupe). L’e-commerçant emploie 230 personnes pour 200 M€ (HT) de ventes. 

Le Furet du Nord renouvelle plus vite une offre plus large

Le premier libraire indépendant français résiste en faisant évo- luer son modèle. En premier lieu côté offre. Si la part des livres se maintient (autour de 70%), elle se renouvelle beaucoup plus vite. « La parcellisation de l’offre nous oblige à avoir un assorti- ment très large et qui se renou- velle vite, explique Cyril Olivier, le Pdg du groupe Nosoli, propriétaire également des librairies Decitre. Par exemple, après le manga, c’est aujourd’hui la “new romance” dont les ventes s'envolent. Cela nous oblige à être très réactif. »
La façon d’acheter a aussi changé.L’e-commerce représente entre 12 et 14% des ventes de l’enseigne aux 19 magasins et 750 salariés (comprenant aussi ceux des 11 librairies Decitre). Depuis le Covid, le click & collect est devenu incontournable, avec des ventes préparées en ligne et finalisées en magasin. Cela représente en- tre 40 et 50% d’un chiffre d’affaires qui s’élevait à 160 M€ en 2022. En 2023, en raison de l’inflation, Cyril Olivier table sur un recul entre -1 et -3%. « Le ticket de caisse est globalement similaire, mais il y a une diminution en volume. ». 

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